CEDH - affaire De Souza Ribeiro c. France avec une opinion dissidente de 3 juges sur 7

30 juin 2011 - requête n° 22689/07
jeudi 30 juin 2011

Outre-mer, droit d’exception : validation, s’agissant de l’article 8 CEDH, de l’absence de recours suspensif en cas de reconduite à la frontière.
Analyse publiée le 3 juillet 2011 par le blog "Combat pour les droits de l’homme"

Conventionalité de l’absence de recours suspensif contre une mesure d’expulsion “seulement“ susceptible d’affecter la vie privée et familiale
par Nicolas Hervieu

Cour européenne des droits de l’homme, arrêt n°22689/07 du 30 juin 2011, De Souza Ribeiro C. France
avec une opinion séparée

CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE DE SOUZA RIBEIRO c. FRANCE
Requête n° 22689/07

ARRÊT
STRASBOURG
30 juin 2011

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire de Souza Ribeiro c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Elisabet Fura,
Jean-Paul Costa,
Karel Jungwiert,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Ann Power, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mai 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 22689/07) dirigée contre la République française et dont un ressortissant brésilien, M. Luan de Souza Ribeiro (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Mes D. Monget-Sarrail et J. Pépin, avocates à Cayenne. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant alléguait une violation de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 13, en particulier en raison de l’impossibilité de contester le bien-fondé d’une mesure de reconduite à la frontière avant l’exécution de celle-ci.

4. Le 9 février 2009, le président de la cinquième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1988 et réside à Remire Montjoly en Guyane.

6. Originaire du Brésil, il entra en France en 1992 à l’âge de quatre ans. Il resta sur le territoire jusqu’en 1994, date à laquelle il rentra au Brésil.

7. En 1995, le requérant, muni d’un visa de tourisme, revint en France, à Cayenne en Guyane. Il y fut scolarisé à partir de 1996, d’abord à l’école primaire, puis au collège. En l’absence de papiers régularisant sa situation, papiers qu’il ne pouvait obtenir qu’à sa majorité, le requérant dut arrêter ses études en 2004 à l’âge de seize ans.

8. En 2005, il fut interpellé pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Par une ordonnance du 17 mai 2006, il fut placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire de la Guyane. Pour ces faits, il fut condamné par le tribunal pour enfants de Cayenne le 25 octobre 2006 à une peine de deux mois de prison avec mise à l’épreuve.

9. Le 25 janvier 2007, le requérant fit l’objet d’un contrôle routier au cours duquel il ne put présenter des papiers en cours de validité. Il fut alors interpellé.

10. Un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF) ainsi qu’un arrêté de placement en rétention administrative lui furent notifiés le jour même à 10 heures.

11. Le 26 janvier, à 15 h 11, le requérant introduisit un recours pour excès de pouvoir contre l’APRF devant le tribunal administratif de Cayenne en faisant valoir que cet acte administratif était illégal en vertu de l’article 511-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et demandeurs d’asile (CESEDA) (voir la partie « droit interne pertinent »). L’audience fut fixée au 1er février 2007. Ce recours était accompagné d’un référé-suspension demandant au tribunal administratif de suspendre la mise à exécution de la mesure d’éloignement le temps qu’il examine sur le fond la validité de l’APRF. A l’appui de sa demande de suspension, le requérant invoquait l’article 8 de la Convention en faisant valoir qu’il était entré en France avant l’âge de treize ans et qu’il y avait régulièrement résidé depuis, que ses deux parents étaient titulaires d’une carte de résident, que l’un de ses frères avait acquis la nationalité française et que les trois autres avaient vocation à la demander à l’âge de treize ans puisqu’ils étaient nés sur le territoire français.

12. Le 26 janvier, à 16 heures, le requérant fut reconduit au Brésil.

13. Le soir même, le tribunal administratif de Cayenne rendit une ordonnance déclarant sans objet le référé-suspension introduit par le requérant en raison de l’exécution de la mesure d’éloignement.

14. Le 6 février 2007, le requérant déposa une requête en référé-liberté devant le tribunal administratif de Cayenne en demandant à ce qu’il soit fait injonction au préfet de la Guyane d’organiser son retour en France dans les vingt-quatre heures en raison de l’atteinte portée à sa vie familiale. Cette requête fut rejetée le 7 février au motif que le tribunal ne s’était pas encore prononcé sur la validité de l’APRF et que le retour du requérant aurait des conséquences équivalentes à une mesure définitive alors que le juge des référés ne peut ordonner que des mesure provisoires.

15. A une date non précisée, le requérant revint illégalement vivre en Guyane avec sa famille par ses propres moyens.

16. Par un jugement du 18 octobre 2007, le tribunal administratif de Cayenne constata l’illégalité de l’APRF au motif que le requérant justifiait avoir résidé habituellement en France depuis l’âge de treize ans et qu’en conséquence, il ne pouvait faire l’objet d’une mesure de reconduite à la frontière. Le tribunal refusa de faire délivrer au requérant une carte de séjour, mais ordonna au préfet de la Guyane de réexaminer sa situation administrative sous trois mois.

17. Le 16 juin 2009, le requérant se vit délivrer par la préfecture de la Guyane une carte de séjour portant la mention « visiteur », valable pendant un an et ne lui permettant pas de travailler.

18. Une enquête auprès des services préfectoraux de Guyane permit de révéler que la délivrance d’une carte de séjour portant la mention « visiteur » résultait d’une erreur matérielle. Le requérant se vit donc délivrer une nouvelle carte de séjour portant la mention « vie privée et familiale » en septembre 2009 valable rétroactivement à compter du mois de juin 2009. Ce titre de séjour lui permit de travailler

19. Le requérant n’obtint pas le renouvellement de ce titre de séjour à la date d’échéance de celui-ci en raison d’un litige concernant les pièces à fournir pour l’obtenir. Il reçut finalement en octobre 2010 une carte de séjour valable à compter du mois de juin 2010 et jusqu’au mois de juin 2011.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

20. Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile

Article 511-4
« Ne peuvent faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou d’une mesure de reconduite à la frontière en application du présent chapitre :
(...)
2° L’étranger qui justifie par tous moyens résider habituellement en France depuis qu’il a atteint au plus l’âge de treize ans. »

Article L514-1
« Pour la mise en œuvre du présent titre [relatif aux mesures de reconduite à la frontière], sont applicables en Guyane et à Saint-Martin, les dispositions suivantes :
(...)
2° Sans préjudice des dispositions de l’alinéa précédent, l’étranger qui a fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou d’une mesure administrative de reconduite à la frontière et qui défère cet acte au tribunal administratif peut assortir son recours d’une demande de suspension de son exécution.
En conséquence, les dispositions des articles L. 512-1 et L. 512-2 à L. 512-4 [qui prévoient qu’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière peut être contesté devant le tribunal administratif dans un délai de 48 heures et que ce recours suspend l’exécution de la mesure de renvoi] ne sont pas applicables en Guyane ni à Saint-Martin.
 »

Article L514-2

« Les dispositions de l’article L. 514-1 sont applicables dans le département de la Guadeloupe et à Saint-Barthélemy, pendant cinq ans à compter de la publication de la loi no 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

21. Le requérant se plaint d’une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale en raison de la mesure d’éloignement vers le Brésil dont il a fait l’objet. Il souligne que cette mesure était illégale et précise qu’une fois arrivé au Brésil, il s’est retrouvé sans ressources et a dû assurer son logement et sa subsistance par ses propres moyens. Il invoque l’article 8 qui se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
 »

22. La Cour rappelle que ne peut pas se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, celui qui, au plan national, a obtenu un redressement adéquat des violations alléguées de la Convention (voir, par exemple, mutatis mutandis, la décision sur la recevabilité dans l’affaire Kaftailova c. Lettonie, no 59653/00, 21 octobre 2004). Cette règle vaut même si l’intéressé obtient satisfaction alors que la procédure est déjà engagée devant la Cour ; ainsi le veut le caractère subsidiaire du système des garanties de la Convention (voir en particulier Mikheyeva c. Lettonie (déc.), no 50029/99, 12 septembre 2002).

23. Pour qu’une décision ou une mesure favorable au requérant suffise à lui retirer la qualité de victime, il faut en principe que les autorités nationales aient reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation alléguée de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France (déc.), no 25389/05, § 36, 10 octobre 2006). La Cour a précisé à cet égard que, lorsque l’intéressé se plaint d’une mesure d’expulsion prise à son encontre ou de son statut irrégulier sur le territoire national, les mesures adéquates minimales à cet effet sont, premièrement, l’annulation de la mesure d’éloignement et deuxièmement, la délivrance ou la reconnaissance d’un titre de séjour (voir notamment les décisions Kaftailova et Gebremedhin, précitées).

24. La Cour observe qu’en l’espèce le tribunal administratif de Cayenne, dans son jugement du 18 octobre 2007, a constaté l’illégalité de l’APRF sur la base duquel le requérant a été renvoyé au Brésil. Celui-ci a dès lors pu revenir vivre auprès de sa famille en France. La Cour observe également qu’il s’est vu délivrer en 2009 une carte de séjour renouvelable portant la mention « vie privée et familiale ». Celle-ci a d’ailleurs été renouvelée le 14 octobre 2010.

25. La Cour considère en conséquence que les autorités nationales ont reconnu et réparé la violation de la Convention dont elles ont été saisies.

26. Il s’ensuit que le requérant ne saurait être considéré comme « victime » au sens de l’article 34 de la Convention et que ce grief doit être rejeté comme étant incompatible ratione personae avec la Convention en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 13 DE LA CONVENTION COMBINÉS

27. Le requérant se plaint de n’avoir pas disposé d’un recours effectif, au sens de l’article 13 de la Convention, pour faire valoir devant les juridictions nationales son grief tiré de l’article 8. L’article 13 se lit ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur la recevabilité

28. Le Gouvernement présente une exception d’irrecevabilité concernant ce grief, tirée du défaut de qualité de victime du requérant. Il fait notamment valoir que les autorités internes ont reconnu et réparé la violation de l’article 8 de la Convention alléguée par le requérant et que celui-ci ne peut dès lors plus se prévaloir d’un grief défendable sous l’angle de cette disposition.

29. Le requérant se prétend toujours victime au sens de l’article 34 de la Convention dans la mesure où, après l’annulation de l’arrêté litigieux, il ne s’est pas vu remettre immédiatement un titre de séjour. Il a donc dû vivre en Guyane sans papiers d’octobre 2007 jusqu’en juillet 2009.

30. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention ne s’applique qu’en présence d’allégations de violations de la Convention constituant des griefs défendables au sens de sa jurisprudence (voir, par exemple, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 67, CEDH 2000-V, et Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 52, série A no 131).

31. Elle n’est toutefois pas convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle, l’article 13 étant indissociable des articles de la Convention auxquels il se combine, le requérant ne peut plus se dire victime d’une violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 dès lors qu’il n’est plus victime de la violation allégué de cette dernière disposition (voir, mutatis mutandis, Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 56, CEDH 2007-V).

32. En effet, elle constate qu’en l’espèce, le tribunal administratif de Cayenne a annulé l’APRF le 18 octobre 2007, soit près de neuf mois après que le requérant ait été reconduit vers le Brésil, aux motifs que ce dernier justifiait avoir résidé habituellement en France depuis l’âge de treize ans et qu’il s’est vu délivrer seulement le 16 juin 2009 un titre de séjour portant la mention « vie privée et familiale » qui lui a permis de résider légalement sur le territoire français. Ces éléments permettent à la Cour de constater qu’au moment où le requérant a été reconduit à destination du Brésil, une question sérieuse se posait quant à la compatibilité de son renvoi avec l’article 8 de la Convention.

33. Dès lors, bien que la Cour ait conclu à la perte de la qualité de victime s’agissant du grief tiré de l’article 8 de la Convention (paragraphe 22 ci-dessus), elle considère qu’il y a lieu en l’espèce de poursuivre l’examen au fond du grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8.

34. La Cour relève par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1 Arguments des parties

35. Le Gouvernement rappelle que la portée de l’obligation que l’article 13 de la Convention fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant et de l’existence de conséquences potentiellement irréversibles pour lui. Il souligne également que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait l’article 13.

36. Il souligne qu’à la suite de l’arrêt Gebremedhin [Gaberamadhien] précité, un recours suspensif a été instauré devant les tribunaux administratifs pour permettre aux personnes faisant l’objet d’une mesure d’éloignement de faire valoir leurs griefs fondés sur la Convention devant un juge, avant que cette mesure ne soit mise à exécution. Toutefois, le législateur a autorisé en Guyane une dérogation à l’effet suspensif au regard de la situation particulière de ce département en matière d’immigration clandestine. En effet, ce département d’outre-mer est essentiellement constitué de forêt équatoriale dense ce qui rend ses frontières perméables. Le Gouvernement estime que sur les deux cent deux mille habitants de la Guyane, quarante mille seraient en situation irrégulière et que l’instauration d’un recours suspensif pour chaque arrêté de reconduite à la frontière ferait craindre un risque réel d’engorgement des tribunaux. Il souligne toutefois que les personnes concernées ont la possibilité d’introduire des recours en référé-suspension en même temps que leur recours sur le fond, pratique qui serait largement utilisée en Guyane.

37. En l’espèce, le Gouvernement souligne que le renvoi du requérant alors que celui-ci avait saisi le juge des référés n’est pas la conséquence d’une pratique généralisée en Guyane, mais d’une erreur administrative isolée propre à cette affaire. Il estime toutefois que le requérant a bénéficié d’un recours effectif contre la décision de reconduite à la frontière dans la mesure où il a obtenu l’annulation de cette décision et a été autorisé à revenir en Guyane où il a bénéficié d’une autorisation de séjour. Le Gouvernement constate enfin que le requérant n’allègue aucun risque de mauvais traitements sous l’angle de l’article 3 et que son renvoi vers le Brésil n’avait pas de conséquences potentiellement irréversibles puisqu’il a pu revenir en France par la suite.

38. Le requérant soutient que l’application de l’article 13 de la Convention n’est pas réservée aux seuls cas de violation de l’article 3 (voir notamment Čonka c. Belgique, no 51564/99, § 76, CEDH 2002-I) et fait valoir que l’Etat n’a joué en l’espèce aucun rôle dans l’absence de conséquences irréversibles puisqu’il est revenu en France illégalement par ses propres moyens. Il souligne également que le recours mis en place par le Gouvernement à la suite de l’arrêt Gebremedhin ne concerne que les étrangers qui ont fait l’objet d’une décision de refus d’entrée sur le territoire et non d’un APRF comme c’est le cas en l’espèce.

39. Quant aux arguments avancés par le Gouvernement relatifs à la situation particulière de la Guyane en matière d’immigration, le requérant estime qu’ils ne sauraient justifier une suppression pure et simple de tout recours suspensif et donc une privation des droits des étrangers au regard de l’article 13 de la Convention. Il souligne que les procédures de reconduite à la frontière en Guyane sont expéditives, parfois au détriment des droits des étrangers, puisque la plupart des renvois s’effectuent dans les quarante-huit heures suivant l’interpellation de la personne concernée, comme cela a d’ailleurs été le cas pour lui.

40. Enfin, le requérant précise que le recours en référé-suspension n’est pas généralisé en Guyane contrairement à ce que le Gouvernement affirme puisque, d’après le rapport 2007 de la CIMADE (association de solidarité active avec les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile) seule une minorité d’étrangers exerce un recours, en référé ou sur le fond, contre les décisions de reconduite à la frontière.

2. Appréciation de la Cour

41. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant (Gebremedhin, précité, § 53).

42. La Cour constate qu’en l’espèce le requérant a bénéficié d’un « recours » « devant une instance nationale » lui permettant de contester la mesure de reconduite à la frontière devant les juridictions administratives. Reste à savoir si ce recours, non suspensif, était « effectif » au sens de l’article 13. A cet égard, la Cour rappelle que cette disposition ne va pas jusqu’à exiger une forme particulière de recours, les Etats contractants jouissant d’une marge d’appréciation pour honorer les obligations qu’il leur impose (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 145, Recueil des arrêts et décisions 1996-V).

43. La Cour observe que le recours dont le requérant a bénéficié a permis de faire reconnaître l’illégalité de l’arrêté préfectoral et, par la suite de lui faire délivrer un titre de séjour, mais qu’en l’absence d’effet suspensif, le tribunal administratif ne s’est pas prononcé sur les griefs du requérant avant que celui-ci ne soit reconduit à la frontière. Toutefois, l’« effectivité » du recours prévu par l’article 13 de la Convention n’exige pas, en principe, que ce recours ait un effet suspensif. La Cour a cependant estimé qu’il pouvait en aller différemment lorsque l’exécution de la décision contestée peut avoir des conséquences potentiellement irréversibles, par exemple sous l’angle de l’article 3 de la Convention (voir Gebremedhin, précité, § 58, et Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 50, CEDH 2000-VIII) ou de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka, précité, § 79).

44. La Cour note qu’à la différence des dispositions précitées, les conséquences de l’ingérence dans les droits garantis par l’article 8 sont en principe réversibles et le cas d’espèce le démontre car le lien familial n’a pas été durablement rompu à la suite de l’expulsion du requérant. Celui-ci a en effet pu revenir vivre en Guyane quelque temps après son expulsion, certes de manière clandestine, mais il a obtenu un titre de séjour à compter de 2009.

45. Compte tenu notamment de la marge d’appréciation dont les Etats jouissent en pareille matière, la Cour considère que le recours offert au requérant pour contester l’APRF était « effectif » au sens de l’article 13 de la Convention, malgré son caractère non suspensif.

46. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, à l’unanimité, que le requérant ne peut se prétendre « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention en ce qui concerne son grief tiré de l’article 8 de la Convention ;

2. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief du requérant tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention et le restant de la requête irrecevable ;

3. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek Dean Spielmann
Greffière Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Spielmann, Berro-Lefèvre et Power.
D.S.
C.W.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, BERRO-LEFEVRE ET POWER

Contrairement à la majorité, nous estimons que le requérant n’a pas disposé d’un recours effectif répondant aux exigences de l’article 13 de la Convention pour faire valoir son grief tiré de l’article 8, et qu’il y a bien eu violation de ces deux dispositions combinées.

Les circonstances de cette affaire sont particulières, puisque le département de la Guyane est soumis à un régime dérogatoire du droit commun en matière de législation sur les étrangers. En effet, en France métropolitaine, l’étranger qui a fait l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière (APRF) peut en demander l’annulation au Président du tribunal administratif et ce recours revêt un caractère suspensif.

En revanche, en Guyane, un recours devant le tribunal administratif contre un APRF n’est pas suspensif. Les intéressés ont certes la possibilité d’introduire, parallèlement, un recours en référé suspension, mais cette procédure d’urgence n’est pas, non plus, automatiquement suspensive.

Cette situation est d’ailleurs parfaitement illustrée par les faits de l’espèce, puisqu’après avoir introduit, à 15h11 le 26 janvier 2007 à la fois un recours pour excès de pouvoir et un référé-suspension devant le tribunal administratif de Cayenne contre l’APRF notifié la veille, le requérant fut reconduit au Brésil....49 minutes plus tard, à 16h !

Évidemment, le soir même, le tribunal administratif ne put que constater que le référé-suspension était devenu sans objet en raison de l’exécution de la mesure d’éloignement.

Pourtant, en octobre 2007, le tribunal administratif de Cayenne constata l’illégalité de l’APRF, au motif que le requérant justifiait avoir résidé habituellement en France depuis l’âge de 13 ans et qu’il ne pouvait faire l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière.

Notre affaire, qui finalement a connu un dénouement favorable, amène la Cour à vérifier si M. Luan de Souza Ribeiro a bénéficié d’un recours effectif devant une instance nationale pour faire valoir l’atteinte alléguée à sa vie familiale.

La question qui se pose ici est de savoir si l’effectivité du recours prévu par l’article 13 impose son caractère suspensif lorsque cette dernière disposition se combine avec l’article 8 de la Convention.

Or, elle n’a jamais été tranchée par la Cour, qui s’est principalement prononcée sur l’effectivité des recours en cas d’allégation de traitements relevant de l’article 3 de la Convention.

Selon une jurisprudence désormais bien établie, lorsque le requérant invoque une violation des articles 3 et 13 combinés, le niveau d’exigence de l’effectivité du recours au sens de l’article 13 est plus élevé, et requiert que celui-ci soit de plein droit suspensif (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 50, CEDH 2000-VIII, Gebremedhin, précité, § 66). Cela se comprend aisément, compte tenu de l’importance que la Cour attache à l’article 3 et la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements.

Pourtant, la Cour est allée plus loin dans l’affaire Čonka c. Belgique (no 51564/99, CEDH 2002-I), puisque bien qu’ayant constaté qu’il n’y avait pas de grief défendable sous l’angle de l’article 3 (§ 76), elle a néanmoins conclu à l’absence de recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du protocole 4 (§ 85 de l’arrêt). Pour ce faire, elle a relevé que les requérants n’avaient pas bénéficié d’un recours suspensif pour se plaindre de leur expulsion collective avant la mise à exécution de celle-ci. Il est clair à la lecture de cet arrêt que ce sont les déficiences procédurales manifestes du droit belge en matière de recours contre des décisions d’éloignement qui l’ont conduite à trouver une violation de l’article 13 combiné avec l’article 4 du protocole 4.

Nous sommes d’avis que les circonstances de l’affaire Čonka sont proches de la présente espèce et notre position tend à confirmer la direction prise par cet arrêt lorsqu’il s’agit d’assurer le respect des droits fondamentaux. En effet, M. Luan de Souza Ribeiro a saisi le tribunal administratif d’un grief défendable sous l’angle de l’article 8, mais a été expulsé moins d’une heure après cette saisine, sans que le tribunal ait statué et donc sans examen de sa situation personnelle et familiale.

C’est donc à tort, selon nous, que la majorité au § 44 de l’arrêt fait une différence entre ces affaires et le cas d’espèce quant aux conséquences de l’ingérence dans les droits du requérant.

Tout d’abord parce que dans les affaires Jabari et Gebremedhin, la Cour s’est livrée à un examen a priori de la situation, dans la mesure où les requérants n’avaient pas été expulsés. C’est compte tenu de « la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de mauvais traitements » que la Cour a estimé que les requérants auraient dû bénéficier d’un recours suspensif. Or, dans le cas présent, la conclusion de la majorité est fondée sur un examen a posteriori de la situation puisque la chambre conclut à la non violation après avoir constaté que le renvoi du requérant n’a pas engendré, en pratique, des conséquences irréversibles.

Ensuite, parce que si nous acceptons qu’un recours doit avoir un effet suspensif dans des affaires où se profile un risque de violation de l’article 3, il n’existe aucune raison logique ou juridique faisant obstacle à une telle exigence en matière d’article 8.

Nous insistons sur le fait qu’une rupture soudaine, brutale et souvent radicale avec sa famille du fait de la mesure d’éloignement peut avoir sur un individu des effets dévastateurs. Placer en rétention, puis expulser, parfois très loin des siens une personne est susceptible de lui causer souffrance, anxiété et détresse. Ce d’autant plus qu’elle n’aura pas la possibilité de faire valoir ses arguments ni d’être entendue par une instance nationale appropriée avant la mise en œuvre de la mesure.

Enfin, comme nous venons de le voir, parce que ce raisonnement fait abstraction de la jurisprudence Čonka ; il est évident que règles procédurales applicables en Guyane quant au recours contre un APRF n’ont pas permis de vérifier, avant son exécution, la compatibilité de la décision prise à l’encontre du requérant avec la Convention.

Exiger un recours suspensif lorsque des allégations de violation de l’article 8 sont présentées n’imposerait nullement aux Etats contractants une obligation d’octroyer un permis de séjour à tous les étrangers en situation irrégulière. Simplement, lorsque des non-nationaux sont ou ont été résidents d’un Etat partie à la Convention, et y ont établi leur vie familiale, la mesure d’expulsion ne pourrait être mise à exécution qu’après un contrôle attentif par une autorité nationale du bien fondé du grief formé sous l’angle de l’article 8.

A l’heure où la Cour doit faire face à un accroissement important des demandes d’articles 39 (mesures provisoires), - et qu’elle est appelée, bien malgré elle, à jouer de plus en plus le rôle des juridictions nationales -, l’instauration de recours suspensifs pourrait enrayer cette tendance : elle obligerait les Etats à renforcer les garanties offertes et le rôle des juridictions nationales, ainsi que, par conséquence, la subsidiarité de la Cour dans le sens préconisé par la déclaration d’Interlaken, repris avec force dans celle d’Izmir (voir le point A 3 de cette dernière déclaration).