Débat à l’assemblée nationale sur les lois relatives au département de Mayotte

Extraits de trois interventions de l’opposition
mardi 23 novembre 2010

Voir les lois et le dossier législatif complet ainsi que la transcription complète de la discussion parlementaire préalable à l’adoption des lois

Nous reprenons ci-dessous trois interventions de l’opposition qui portent largement sur la circulation dans l’archipel des Comores.

M. Jean-Paul Lecocq
(...) Le « cas Mahorais » empoisonne les relations franco-comoriennes depuis le 12 novembre 1975, date à laquelle les organisations internationales, l’Union Africaine, la Ligue Arabe et – excusez du peu – l’Organisation des Nations unies ont reconnu l’indépendance des Comores, dans le respect de l’intégrité territoriale de l’archipel. Depuis, le droit international dénonce régulièrement la présence de la France dans l’île comorienne de Mayotte, notamment l’ONU qui l’a condamnée plus de vingt fois.
À Mayotte, la départementalisation est présentée depuis des générations comme la seule voie du développement et la France a entretenu un grand déséquilibre économique avec l’archipel, au détriment du développement de cette région pour justifier sa présence. Or cette présence a été, en soi, un facteur de déstabilisation de l’archipel comorien qui subit une crise politique et institutionnelle. Associations et élus n’ont cessé de dénoncer le comportement de la France envers les Mahorais : « On leur fait miroiter des aides. Mais ils auront en fait des sous-produits des droits sociaux », analyse Odile Biyidi, présidente de l’association Survie, qui ajoute : «  Si la France aidait l’ensemble des Comores, il n’y aurait pas de préférence à rester Français. »
Dans ce contexte, avec la départementalisation, la France prend le risque de perdre en légitimité internationale.
Les difficultés résultant du contentieux territorial international entre la France et les Comores à propos de la souveraineté sur Mayotte sont réelles et notre pays ne doit pas persévérer dans son passage en force.

S’agissant des conséquences économiques et sociales de la départementalisation, je suis également inquiet. Les textes qui nous sont soumis déterminent les conditions du passage de Mayotte dans le régime de l’identité législative. Ce principe d’identité législative signifie l’application du droit commun de la République, cela a été rappelé dans l’exposé général du rapport du sénateur Christian Cointat, ainsi que par Mme la ministre, et devrait permettre d’appliquer l’égalité des droits sur les sols métropolitains et mahorais. Mais les textes présentés organisent plutôt « un régime d’identité législative adaptée » – je cite ici le rapport – qui entretient à Mayotte une législation et des pratiques très différentes de celles existant en métropole et dans les DOM. Ainsi, les projets de loi que vous nous présentez n’abolissent aucunement la législation et les pratiques d’exception dont sont victimes aussi bien les Mahorais en certains domaines – en particulier les droits et minima sociaux – que les migrants. La départementalisation ne signifie pas l’égalité de droit pour les Mahorais, loin s’en faut.
S’agissant du renforcement de la protection sociale, le pacte pour la départementalisation de Mayotte est très clair. Je cite : « Nous considérons qu’il n’est ni possible ni souhaitable de verser immédiatement les prestations sociales au même taux qu’en métropole ou dans les DOM ». À l’heure actuelle, seuls deux des huit minima sociaux français sont applicables à Mayotte — adultes handicapés et personnes âgées — mais à un niveau inférieur à celui de la métropole et des DOM, comme l’a indiqué Mme la ministre.
En 2010, les allocations familiales, l’allocation spéciale pour les personnes âgées et l’allocation pour adultes handicapés devraient être augmentées. Le RSA, l’allocation de logement social, l’allocation parent isolé, l’allocation de solidarité spécifique seraient mis en place en 2012, mais à un niveau représentant le quart de leur montant en métropole. Elles devraient augmenter progressivement, pour atteindre le niveau de la métropole seulement dans vingt ou vingt-cinq ans. Le bénéfice des assurances sociales – maladie, retraite, famille, accidents du travail et chômage – lié aux cotisations qui sont prélevées sur les salaires et les revenus, est très inférieur à la règle applicable en métropole et dans les DOM.
Les conséquences sont désastreuses, sur la santé, par exemple : près d’un tiers de la population vivant à Mayotte est privé de toute protection maladie et, à l’exception de très rares situations d’urgence, de tout accès aux soins. Pour les étrangers en situation irrégulière, le droit à la santé est tout bonnement bafoué : dans sa délibération n° 2010-87 du 1er mars 2010, la HALDE dénonce les discriminations et les atteintes graves au droit à la santé à Mayotte. Elle conclut au bien-fondé des affirmations de discrimination dans «  l’accès aux soins des étrangers en situation irrégulière et de leurs enfants ainsi que des mineurs étrangers isolés, résidant à Mayotte ».

Au-delà de l’accès aux soins, et de manière plus globale, la politique française à Mayotte envers les étrangers en situation irrégulière est scandaleuse. Cela étant, être étranger en situation irrégulière à Mayotte, c’est simplement être comorien sur une des quatre îles des Comores…
En disloquant l’archipel, dont les îles ne sont séparées que par quelques dizaines de kilomètres chacune, l’État français a créé « un monstre migratoire difficilement gérable », selon l’expression du journaliste Rémi Carayol.
Depuis 1994 et l’instauration du visa Balladur, les soixante-dix kilomètres qui séparent les deux îles sont devenus l’un des principaux cimetières marins au monde, avec près de sept mille morts déjà comptabilisés.
Aujourd’hui, environ un tiers des Mahorais sont des clandestins venus du très pauvre archipel voisin des Comores. Tous les ans, 20 000 clandestins sont expulsés de Mayotte, soit autant que de toute la métropole.
Pourtant, selon des données issues d’une enquête sanitaire menée en 2007, près de la moitié des sans-papiers vivent à Mayotte depuis plus de dix ans.« Beaucoup y ont passé leur scolarité et y ont fondé leur famille », remarque Mme Flore Adrien, présidente de la Cimade Mayotte. « De très nombreuses personnes pourraient prétendre à une régularisation, mais la préfecture est devenue une machine à fabriquer des clandestins. »
Des rafles gigantesques sont régulièrement organisées pour expulser ces indésirables, dans des conditions de violence inouïe. Selon l’association Survie, les maisons de ces « clandestins » sont régulièrement incendiées avec la bénédiction des maires, du préfet et sous la protection de la gendarmerie. Les victimes sont entassées dans des centres de rétention en attendant leur déportation vers les autres îles. Cette politique française de l’immigration s’accompagne d’un encouragement à la délation qui rappelle les pires heures de notre histoire.
(...) Les autorités demandent, en effet, la collaboration des citoyens. Ainsi le préfet Denis Robin estime-t-il que « l’efficacité [de la politique actuelle] ne peut reposer uniquement sur l’État » et en appelle au « civisme » des Mahorais, en affirmant : « Les Mahorais doivent apporter leur concours à cette politique par une attitude civique et responsable. » Cela ne vous rappelle-t-il rien ? De tels propos sont dangereux, ils encouragent la chasse aux non-Mahorais et ne peuvent qu’accroître la xénophobie.
En 2008, un comité de la société civile mahoraise s’est ainsi publiquement engagé à collaborer avec les autorités, prônant la délation jusque dans les hôpitaux. Dans ce contexte, l’optimisme quant aux évolutions que pourrait engendrer la départementalisation n’est pas de mise. Un magistrat en poste depuis plusieurs années à Mayotte s’exprime ainsi : «  La situation me semble ingérable  » et « La départementalisation va peut-être régler un certain nombre de problèmes matériels pour les Mahorais… » – la ministre l’a évoqué – « … mais elle va en créer d’autres bien plus graves. »
Peu importe les conséquences humaines dramatiques, votre gouvernement persiste et signe : le pacte pour la départementalisation énonce que « … les règles de droit de l’entrée, de l’éloignement et du séjour sur le territoire national, spécifiques à Mayotte, ne sauraient être affectées par la départementalisation » ; il ajoute que « le nombre de personnes reconduites traduit bien l’ampleur de l’effort réalisé par l’État. Cette politique sera poursuivie. » Il n’est pas concevable d’envisager un avenir harmonieux dans l’archipel des Comores si la France poursuit dans cette voie. Tant que les contrôles de police institués par les autorités françaises continueront à empêcher la libre circulation des Comoriens dans leurs propres îles et que l’énorme différence de développement économique entre Mayotte et les autres entités de la région sera maintenue artificiellement par la France, nous aurons à déplorer d’autres drames humains.


Mme Sandrine Mazetier.
Tout à l’heure, madame la ministre, vous parliez de mise en œuvre opérationnelle de la départementalisation, et vous rappeliez que l’identité législative était la règle et la dérogation l’exception. Vous évoquiez la justice républicaine et vous concluiez, de manière quelque peu lapidaire, en disant qu’en matière de législation spécifique sur l’entrée et le séjour des étrangers, rien ne serait modifié, et ce pour tenir compte, disiez-vous, de la pression migratoire. Non seulement rien ne justifie le maintien d’une législation dérogatoire dans ce domaine, mais je dirai même que tout justifie l’inverse.
Sur le plan des principes, d’abord, il y a un paradoxe à rappeler la « justice républicaine » aux Mahorais (...) et à voir cette même République ne pas respecter, à Mayotte, les exigences les plus élémentaires de l’État de droit.
Quelques exemples. Je ne m’étendrai pas sur les contrôles d’identité sans réquisition du procureur. (...)
Je ne passerai pas rapidement, en revanche, sur le caractère non suspensif du recours déposé par un étranger auprès du tribunal administratif contre un APRF. La Cour européenne des droits de l’homme a pourtant condamné la France, le 26 avril 2007, pour ce caractère non suspensif du recours.
Je serai plus longue encore sur l’accès à la nationalité. Une procédure autorise, à Mayotte, l’officier d’état civil à contester la reconnaissance de paternité d’un homme français pour un enfant né d’une mère étrangère. Une simple saisie du parquet permet l’ouverture d’une enquête pour juger de la réalité de la paternité alléguée. Ces enquêtes se sont systématisées depuis 2007. Et il n’est pas rare que des enfants de Français, eux-mêmes français, soient ainsi expulsés de Mayotte.

Mais je m’étendrai encore davantage, parce que c’est probablement ce qu’il y a de plus scandaleux, sur la situation des mineurs étrangers isolés. Dans le rapport qu’elle a remis en mai dernier sur ce sujet, notre collègue sénatrice Isabelle Debré consacre quelques pages à la situation préoccupante de Mayotte. Elle rappelle que, justement du fait que la législation sur les étrangers est dérogatoire du droit commun, les mineurs ne sont pas traités de manière spécifique, contrairement à ce qui se passe en métropole. Ainsi, quand la présence d’un ou plusieurs mineurs est constatée sur les « kwasa kwasa », ces mineurs sont rattachés à un adulte – sans que l’on se préoccupe, pour le coup, de l’existence d’un quelconque lien de filiation – et sont reconduits à la frontière en même temps que cet adulte avec lequel ils n’ont pas forcément de lien de filiation.
Il n’y a pas, dans le centre de rétention administrative de Mayotte, d’espace spécifique séparant les mineurs des adultes, pas plus qu’il n’y a de structure d’hébergement spécifique pour accueillir ces mineurs étrangers isolés. La prise en charge par le département, par l’aide sociale à l’enfance, qui est la règle dans tous les départements, n’a absolument pas été anticipée dans le pacte pour la départementalisation, alors que les charges qui vont peser sur le département de Mayotte seront, nous en sommes tous convaincus, considérables.
Notre collègue Isabelle Debré indique dans son rapport que le nombre de mineurs étrangers interceptés, sur les « kwasa kwasa » ou sur l’île, était de 3 246 pour la seule année 2009.

Enfin, sans même parler des principes – puisque vous n’y êtes pas toujours sensible, madame la ministre –, je conteste radicalement votre politique sur le plan de l’efficacité. En effet, 50 % des personnes reconduites à partir de Mayotte y reviennent, et 70 millions d’euros sont consacrés à la lutte contre l’immigration irrégulière, alors que le coût de la coopération avec l’Union des Comores est de 20 millions d’euros – c’est ridicule – et que le budget de l’Union des Comores s’élève, quant à lui, à 40 millions d’euros. Replaçons les priorités là où elles devraient être, et revoyons radicalement la politique que nous déployons dans ce domaine, à Mayotte et dans les outre-mers en général !


Mme Christiane Taubira
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les lois organiques et ordinaires, notamment à caractère institutionnel, ressemblent d’avantage à des nomenclatures comptables qu’à l’énoncé de règles de vie commune. C’est très commode pour dissimuler des distorsions de droit, et votre Gouvernement ne s’en est pas privé.
Nous pouvons effectivement saluer la patience et la constance des Mahorais, qui, en 1958, déjà ont présenté à l’Assemblée nationale une motion pour attribuer à leur territoire un statut départemental, alors rejetée. En 1976, ils ont reçu et approuvé un statut sui generis, accompagné d’une promesse de consultation dans un délai de trois ans. En fait, il est resté en vigueur jusqu’en 2001. Je crois que c’est à force de subir des dérogations aux libertés individuelles, des exceptions à l’égalité républicaine, que les Mahorais ont décidé de maintenir leur choix du statut départemental, de l’identité législative, du droit commun, avec un espoir de stricte égalité, ce qui ne sera malheureusement pas le cas, tel que le prouvent la loi organique et la loi ordinaire.

Votre gouvernement nous avait prévenus que, dès 2009, de nombreux droits ne seraient appliqués que progressivement. J’entends bien les personnes intelligentes et très cultivées qui connaissent le chemin du bonheur mieux que personne et qui nous expliquent combien les mentalités sont lentes à évoluer.
Dans les quatre autres départements d’outre-mer, la loi de
départementalisation date de 1946, et l’égalité sociale a commencé en 2000, c’est-à-dire cinquante-quatre ans plus tard. J’espère, chers Mahorais, que vous n’aurez pas à faire cette traversée au long cours.
En réalité, madame la ministre, votre Gouvernement a deux problèmes : le premier est sa difficulté à concevoir l’égalité malgré la différence et l’éloignement ; le deuxième est son incapacité à considérer les bassins régionaux comme des zones géopolitiques cohérentes avec des atouts équivalents, exposés à des problématiques communes, chargés de la sécurité et de la prospérité de territoires qui leur sont communs, prospérité et sécurité qui sont davantage exposées et mises en danger par des économies interlopes de contrefaçons et de trafics que par la mobilité des personnes qui y résident.
En résultat, vous ne faites rien jusqu’au bout, ni l’égalité républicaine, car vous pénalisez les femmes qui ont besoin d’autonomie économique et les jeunes qui ont besoin d’éducation, ni l’égalité de contribution à l’économie régionale. Madame la ministre, à titre personnel, vous ne devriez pas accepter d’être complice de tels procédés.