Migrants Africains :"Passer par Mayotte c’est éviter beaucoup de risques "

samedi 17 août 2019
par  Nicole

Par Cyril Castelliti, correspondance à Mamoudzou, photos Louis Witter. Le Pictorium — 15 août 2019 à 19:46
A Mayotte, un régime d’exception en vigueur depuis 2014 a réduit les droits et les aides des demandeurs d’asile. Photo Louis Witter. Le Pictorium pour Libération
Déjà concerné par l’immigration comorienne, le département français doit gérer l’arrivée de personnes d’Afrique continentale. Le récent suicide d’un Congolais débouté de sa demande d’asile a secoué l’île et mis en lumière ces nouvelles routes migratoires.

Migrants africains : « Passer par Mayotte, c’est éviter beaucoup de risques »
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On l’appelle « la maison des Africains »
Situé en périphérie du quartier de Cavani, à Mamoudzou, un vaste immeuble délabré abrite près d’une centaine de demandeurs d’asile originaires de l’Afrique des Grands Lacs. Hommes, femmes et enfants, majoritairement issus de la république démocratique du Congo (RDC), s’y côtoient dans la chaleur et la moisissure. « Il n’y a pas d’eau potable. Nous sommes obligés de boire l’eau de la rivière alors que certains s’y douchent et lavent leurs vêtements », déplore Gautier (1), 23 ans, débarqué à Mayotte sept mois plus tôt. Ici, le « sentiment d’abandon » est général. Symbole de cette souffrance, le suicide fin juillet d’un jeune demandeur d’asile, Danny Lunfundula Kura. Originaire de Kinshasa, Danny entamait son septième mois dans le département français lorsque ses amis l’ont découvert mort, pendu avec sa ceinture. « Depuis le refus de sa demande d’asile de la part de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides [Ofpra, ndlr], il perdait la raison. Dès 22 heures, il priait sans cesse jusqu’au lever du jour », explique Roland, un ami qui a découvert son corps. « Il n’est pas le seul. Ici, beaucoup pètent les plombs », prévient-il. Un sentiment partagé par Gautier : « On galère pour tout ! D’ici un mois, le propriétaire a décidé de nous expulser. Je suis comme les autres : je ne sais pas où je vais dormir. Je prie pour ne pas finir comme Danny. »
« Parcours du combattant »
Sur sa main, l’homme de 23 ans porte encore les stigmates des tortures subies en RDC. « Ils m’ont attaché et placé en cellule les yeux bandés. Puis ils m’ont frappé, piétiné et menacé avec une arme. J’ai crié mon innocence, ils m’ont versé de l’eau pimentée dessus et tenu la tête au soleil. Je souffre encore de problèmes de vue », énumère-t-il lentement. Grâce à la complicité d’un gardien, le jeune homme réussit à s’enfuir. Sur les conseils d’un proche, il prend contact avec « une dame ». « Il fallait que je reste avec elle et suive toutes ses instructions sans poser de questions, encore moins concernant la destination », raconte-t-il. Elle lui fournit alors de faux papiers, avant de s’envoler avec lui pour l’Ethiopie. Arrivé à Madagascar, le duo se quitte. Gautier prend une petite embarcation à moteur en compagnie d’autres ressortissants des Grands Lacs « et quelques Malgaches ». Plus de vingt heures plus tard, il pose enfin le pied à Mayotte. « J’ai demandé où nous étions. On m’a dit : "Tu es en France !" J’étais sous le choc… mais soulagé », se souvient-il.
Depuis le balcon, Gautier aperçoit régulièrement la file d’attente devant l’association Solidarité Mayotte. Financée majoritairement par le ministère de l’Intérieur, cette structure est la seule dédiée à l’assistance des demandeurs d’asile. Sa mission première : assurer les démarches administratives en transmettant les demandes de régularisation. Un passage obligatoire pour les nouveaux arrivants, qui y font la queue chaque semaine sous un soleil de plomb. « Aujourd’hui, nous traitons en cinq mois l’équivalent de tous les dossiers de l’année dernière. Il s’agit majoritairement de personnes issues de l’Afrique des Grands Lacs, et notamment du Congo, note son directeur, Romain Reille. Nos moyens sont calculés pour une estimation de 900 à 1 000 personnes. Or nous en traitons aujourd’hui presque le double. » Pour les demandeurs d’asile, les difficultés sont renforcées par le régime d’exception en vigueur depuis 2014 à Mayotte : « Contrairement à la métropole, ici, il n’y a pas d’aide d’attente, pas d’aide médicale d’Etat, pas de place en foyer d’accueil hormis le nôtre… C’est un parcours du combattant », reconnaît le directeur de Solidarité Mayotte. Un « enfer mahorais », comme évoqué par ceux que l’on surnomme ici « les Africains ». Pour Romain Reille, cette crise semble loin de se résoudre : « Avec la fermeture des routes migratoires traditionnelles, Mayotte est perçue comme une porte d’entrée plus sûre pour rejoindre la France métropolitaine. Environ 95 % des demandeurs d’asile s’y rendent une fois leur situation régularisée. »
Si l’Afrique des Grands Lacs occupe largement le podium, d’autres nationalités sont également présentes. Somalie, Yémen, Syrie… Quinze pays sont au total recensés par l’association. Inlassablement, le même discours revient : « Passer par Mayotte, c’est éviter beaucoup de risques. »
Mauvais œil
Pour la préfecture, déjà bien occupée par l’immigration comorienne, ce récent phénomène est une source de préoccupation : « Des filières provenant de l’Afrique des Grands Lacs se professionnalisent, générant un nombre croissant d’arrivées », reconnaît Julien Kerdoncuf, sous-préfet chargé de la lutte contre l’immigration clandestine à Mayotte. En réponse à ce flux migratoire venu des Comores et de l’Afrique continentale, les autorités ont créé l’été dernier le Groupe d’enquête sur la lutte contre l’immigration clandestine (Gelic). Une unité regroupant notamment des corps professionnels « spécialisés dans les filières non comoriennes », précise le sous-préfet. « Nous en avons fait tomber une il y a deux mois qui transitait depuis Madagascar. Généralement, ils prenaient l’avion depuis l’Ethiopie ou la Tanzanie avec un visa de touriste, avant de rejoindre ensuite Mayotte en kwassa-kwassa [des embarcations légères]. Mais d’autres passent également par les Comores, toujours depuis les mêmes pays, détaille le sous-préfet. Actuellement, nous travaillons directement avec les pays de transit afin de repérer ces individus à l’aéroport et de les reconduire d’emblée vers leurs pays d’origine avant qu’ils ne posent le pied dans le département », explique-t-il.

Dans « la maison des Africains », un immeuble où vivent une centaine de demandeurs d’asile.
Pour la préfecture, ce travail en amont est nécessaire en raison de la difficulté, voire l’impossibilité de renvoyer ces populations depuis Mayotte.« A ce jour, aucun individu originaire de RDC n’a encore été reconduit vers son pays d’origine. Cela s’explique principalement par des raisons diplomatiques et logistiques », reconnaît Julien Kerdoncuf. Pour autant : « Eloigner les déboutés des demandes d’asile est un objectif prioritaire à l’avenir. »
Dans une île où près de la moitié de la population est étrangère, cette nouvelle vague migratoire est vue d’un mauvais œil par les locaux. Qu’il s’agisse de se loger ou de travailler : « Personne ne nous accepte », martèle Gautier. Seules solutions pour survivre : « La vente à la sauvette et parfois des cas de prostitution, énumère Marjane Ghaem, avocate spécialisée dans la défense des demandeurs d’asile. Pendant les six premiers mois qui suivent leur requête, ils n’ont légalement pas le droit de travailler. Sauf que contrairement à ce qui se fait en métropole, les seules aides qui leur sont proposées durant cette période sont des coupons alimentaires délivrés par Solidarité Mayotte. » Un soutien insuffisant, et récemment réduit en raison du manque de moyens alloués à l’association.
« A l’autre bout de l’océan »
Après avoir payé le prix fort pour leur voyage, les demandeurs d’asile éprouvent d’autant plus cette précarité. « J’ai eu de la chance car mes proches se sont occupés de tout financièrement. Mais certains ont déboursé jusqu’à 3 000 dollars [2 700 euros, ndlr] pour venir à Mayotte. Des gens ont vendu leurs vêtements, leurs objets de valeur : tout ce qu’ils ont pu », détaille Gautier. Parmi les rares lieux de paix des « Africains » : l’église évangélique Dipe la Maecha. « La plupart racontent la même chose : ils fuient la guerre. Beaucoup sont suicidaires… On leur dit que tout enfant de Dieu est passé par le désert. Cela fait partie de la vie. C’est notre travail de chrétien de le traverser », raconte Manda Rakatoniaina, le pasteur. Si l’église se veut avant tout « un lieu d’écoute et de conseil », elle a dû renoncer aux aides matérielles sous pression des autorités. « Apparemment, cela pouvait entretenir le jeu des passeurs. Ce que je peux, dans une certaine mesure, comprendre. Nous avons donc arrêté de donner des paniers-repas, explique Manda Rakotoniaina, qui est originaire de Madagascar. En dix ans à Mayotte, j’ai vu le nombre d’Africains des Grands Lacs croître, surtout ces derniers temps. Mais cette île n’est qu’un lieu de passage vers la métropole pour eux. S’ils étaient tous restés ici, l’église ne suffirait déjà plus à les accueillir. »
A 8 000 km de « l’île aux parfums », Alain a réalisé le rêve tant espéré des Congolais de Mayotte : être reconnu comme réfugié et s’envoler pour la capitale française. Durant son exil depuis le Congo avec son petit frère, l’homme a été torturé à un tel point que les équipements nécessaires à ses soins étaient insuffisants sur l’île. Pour autant, « être à Paris ne signifie pas que le combat est terminé. C’est une bataille de tous les jours avec l’administration ». Il vit aujourd’hui dans un logement de 9 m2 en banlieue parisienne et travaille pour un opérateur de trottinettes électriques. « Mais je souhaite devenir éducateur pour me spécialiser dans l’insertion afin d’aider mes compatriotes, ici comme à l’autre bout de l’océan. Je n’oublierai jamais mes frères de Mayotte. »
(1) Les prénoms des personnes immigrées ont été modifiés.
Cyril Castelliti correspondance à Mamoudzou, photos Louis Witter. Le Pictorium

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