Saint-Domingue refuse d’accorder des droits aux enfants d’immigrés haïtiens

samedi 4 août 2012

LE MONDE.FR 4 AOûT 2012

Par Jean-Michel Caroit (Saint-Domingue, correspondant)

Elena Lorac raconte son histoire d’une voix douce, sans cacher son impuissance face au piège kafkaïen dans lequel on l’a enfermée. Née il y a 23 ans au milieu des plantations de canne à sucre de Sabana Grande de Boya, à 90 kilomètres au nord de Saint-Domingue, la jeune femme est apatride. Les autorités dominicaines refusent de lui donner une cedula (carte d’identité), sous prétexte que ses parents sont des migrants venus d’Haïti pour travailler sur les plantations de l’Etat, qui n’a jamais régularisé leur situation. "Sans cedula, je ne peux rien faire, je ne peux pas acheter de portable, ni ouvrir un compte bancaire, ni m’inscrire à l’université", déplore-t-elle.

Elena voudrait poursuivre ses études pour devenir institutrice afin d’aider sa mère qui vit seule avec ses quatre jeunes frères et sœurs. "Elle vit dans la misère, de l’aide de Dieu, et souffre d’une tumeur au sein, sans aucune assurance", soupire la jeune fille.

Pendant plusieurs mois, munie de son acte de naissance, Elena a été renvoyée de bureau en bureau. Jusqu’à ce qu’en mars 2010, une fonctionnaire de la Junta Central Electoral (JCE), l’organisme chargé de l’état-civil, lui annonce qu’elle ne pourrait obtenir de cedula, car ses parents "avaient des noms haïtiens". "Elle m’a dit d’aller à l’ambassade d’Haïti et de me déclarer comme haïtienne, mais je suis née ici. Je ne parle ni le créole ni le français, je ne connais personne là-bas, je n’y suis jamais allé", poursuit Elena.

Personne ne sait combien de descendants de Haïtiens nés sur le sol dominicain sont dans le même vide juridique qu’Elena. "Aucun recensement n’a été fait mais, selon plusieurs estimations, ils seraient près de 300 000, dont la majorité n’a pas été déclarée", affirme Me Francisco Leonardo, un jeune avocat qui travaille pour Reconocido. Avec le concours du Service jésuite d’aide aux réfugiés et migrants (SJRM), cette ONG se bat pour la reconnaissance des droits des Dominicains d’origine haïtienne.

"La Junta Central refuse de donner les documents d’identité sur la base du profil phénotypique et du nom des parents. Elle fait traîner les demandes pendant des années sous prétexte d’investigation et, pendant ce temps, la vie des demandeurs est paralysée", explique l’avocat. Avec l’aide de Reconocido, deux groupes, l’un de 28 et l’autre de 101 Dominicains d’ascendance haïtienne, ont récemment obtenu gain de cause auprès des tribunaux de San Pedro De Macoris et El Seibo, dans l’est du pays.

"DROITS FONDAMENTAUX VIOLÉS"

Estimant que la JCE "violait les droits fondamentaux" des plaignants, ces deux tribunaux lui ont ordonné de leur délivrer leurs cedulas. Loin d’obtempérer, la JCE a entrepris une campagne d’intimidation contre les jeunes Dominicains d’ascendance haïtienne, dénoncée par Amnesty International, et a fait appel.

"La JCE s’appuie sur une décision de la Cour suprême qui avait jugé, en décembre 2005, que les enfants de migrants illégaux ou en transit n’étaient pas dominicains", déplore Me Leonardo, qui se dit prêt à poursuivre le combat auprès de la Cour interaméricaine des droits de l’homme.

L’interprétation de la Cour suprême, contestée par d’éminents juristes, a été inscrite dans la nouvelle Constitution promulguée en 2010 par le président Leonel Fernandez. Ce dernier termine son troisième mandat le 16 août et a confié la politique migratoire à la Force nationale progressiste (FNP).

Fondée par l’avocat Vinicio "Vincho" Castillo – une sorte de Le Pen tropical et l’un des plus proches conseillers de M. Fernandez – la FNP ne cesse de dénoncer les périls de "l’invasion haïtienne" et "un complot des grandes puissances" pour fusionner Haïti et la République dominicaine, qui se partagent l’île d’Hispaniola.

Le président Fernandez a nommé un des principaux cadres de la FNP, José Ricardo Taveras, à la tête de la Direction générale de migration. En juin dernier, il a publié une circulaire excluant des écoles plus de 30 000 élèves dont les parents sont des Haïtiens sans papiers. Face au tollé provoqué par cette mesure, le directeur a dû faire machine arrière.

Elaboré sans consultation, le règlement d’application de la nouvelle loi de migration a provoqué de vives réactions. Le nombre des immigrés clandestins haïtiens n’a cessé d’augmenter ces dernières décennies, avec la complicité rémunérée des autorités chargées de protéger la frontière. Là encore, aucun chiffre n’est disponible et l’estimation la plus courante fait état d’au moins un million de sans-papiers haïtiens, environ 10 % de la population dominicaine.

EMPLOYÉS DANS LES PROPRIÉTÉS AGRICOLES

Longtemps concentrés dans les plantations sucrières, qui appartenaient en grande partie à l’Etat, ils les ont quittés ces vingt dernières années à mesure que cette industrie s’enfonçait dans la crise. Marqués par l’exténuant labeur dans les champs de canne, les braceros les plus âgés ont manifesté ces dernières semaines pour réclamer le paiement de la pension de 5 117 pesos (106 euros) que l’Etat leur doit mais ne leur a toujours pas versée. Plusieurs centaines sont morts dans une extrême pauvreté, sans avoir touché un centime après avoir cotisé toute leur vie.

La grande majorité des sans-papiers haïtiens travaillent dans des productions agricoles concernant le riz, les bananes ou le café, la construction ou le commerce informel. Pour ses grands projets d’infrastructures, tels que le métro de Saint-Domingue, l’Etat reste un important employeur de main-d’œuvre clandestine, directement ou par le biais de sous-traitants. Producteurs agricoles et promoteurs immobiliers ont dénoncé le coût, à leurs yeux excessif, des procédures de régularisation d’une main-d’œuvre qu’ils jugent indispensable à leurs activités.

"L’équipe actuelle de la FNP a une mauvaise compréhension des réalités migratoires et la politique qu’elle prône ne peut provoquer que plus d’illégalité et de violations des droits humains", juge le père Mario Serrano, qui dirige le SJRM. "Beaucoup de jeunes que le pays ne veut pas reconnaître sont poussés vers la prostitution ou la délinquance", confirme Elena Lorac