Le Monde diplomatique n° 687, juin 2011 par Rémi Carayol
Les Mahorais expulsés du littoral
Nichée au sommet d’une falaise, une somptueuse maison domine la baie de Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte. Sur la barge qui relie Grande Terre à Petite Terre, les deux îles habitées du tout nouveau département français, un homme désigne la villa à son voisin : " Tu as vu cette baraque ? C’est celle de l’une des plus grandes fortunes du coin. "
La propriétaire de la demeure se nomme Ida Nel. Elle est venue d’Afrique du Sud dans les années 1980, lorsque le secteur privé était embryonnaire. La grande distribution, l’automobile et l’immobilier ont fait sa richesse. Aujourd’hui, elle préside la chambre de commerce et d’industrie et possède une bonne partie de la seule zone industrielle de l’île. Sa demeure se situe en bord de mer, dans une zone non constructible mais sur un terrain que la commerçante s’est procuré lorsque l’administration était peu regardante. Depuis quelques années, elle est devenue le symbole de ce que certains décrivent comme " l’autre visage de la colonisation ".
Alors que Mayotte est officiellement devenue le 101e département français le 31 mars 2011, la colère gronde. " Nous, les gens d’ici, on nous chasse de nos terres. Et les étrangers arrivés depuis peu, personne ne vient les embêter. Est-ce normal ? ", peste Mme Faouzia Cordjee, présidente de l’association Oudailia Haqui za M’mahore (" Défendre l’intérêt légitime des Mahorais "). L’un de ses militants, M. Abdou Subra, peut en témoigner : sa mère est en sursis. Elle pourrait être expulsée de sa maison et perdre les mille huit cents mètres carrés qu’elle a hérités de son arrière-grand-mère.
En effet, la marche vers la départementalisation s’est accompagnée d’une mise en conformité progressive du droit local avec les normes métropolitaines. Il y a quelques mois, la préfecture a donc fait savoir à la famille qu’elle n’était... plus chez elle. L’autorisation d’occupation temporaire (AOT) qu’elle avait obtenue en 1998 (quand la régularisation foncière a débuté à Mayotte dans la perspective de la départementalisation) n’a pas été renouvelée : l’administration argue du fait que le terrain se situe dans la zone des cinquante pas géométriques (ZPG). Depuis Jean-Baptiste Colbert, celle-ci délimite une bande de terre de 81,20 mètres comptés à partir de la limite du rivage. La ZPG est réputée protégée et inconstructible dans les départements d’outre-mer. Les Subra, eux, s’appuient sur plus de cent ans d’histoire. " Notre famille a toujours vécu ici. Mroniumbéni existait bien avant 1841 " - comprendre : avant que la France ne s’empare de Mayotte.
" Tahiti Plage " rasé
Les Subra ont de la chance, dans leur malheur : il y a quatre ans, leur maison aurait pu être détruite. A l’époque, l’État ne faisait pas dans la demi-mesure. Au petit matin du 26 juillet 2007, à Mtsagnugni, sur la côte ouest, des gendarmes frappent aux portes des huit familles de ce hameau de bord de mer. Celles-ci ont à peine le temps de sauver ce qui peut l’être : des pelleteuses rasent tout.
La préfecture estimait que ces constructions étaient illégales. Dans son argumentaire, elle nommait ce site " Tahiti Plage ". Les indigènes - ou Mahorais -, eux, parlaient de Mtsagnugni. Cette différence sémantique ne devait rien au hasard. " Tahiti Plage n’existe pas pour les Mahorais. Tahiti Plage n’a pas d’histoire ", expliquait alors le député Abdoulatifou Aly (Mouvement démocrate, MoDem). Au contraire, Mtsagnugni est l’un des plus anciens villages de l’île. " L’administration s’acharne à nier notre histoire ", se lamente Mme Cordjee. La très puissante Mme Nel et sa villa du bord de mer semblent, en revanche, passer à travers les mailles du filet...
A Mayotte, la ZPG concerne 90 % des villages et peut-être 40 % de la population. Une application à la lettre de la loi aurait donc des conséquences dramatiques. D’ailleurs, selon le traité de cession de Mayotte à la France (1841), la ZPG devait épargner les propriétés traditionnelles. C’est la pression des investisseurs et l’évolution législative liée à la départementalisation - ce qu’on nomme, à Mayotte, " marche vers le droit commun " - qui ont, petit à petit, balayé le droit coutumier.
Désormais, l’exception n’est plus la règle ; le droit, y compris en matière foncière, est le même qu’en France métropolitaine. " Pendant des années et des années, on n’a pas demandé aux Mahorais d’obtenir un titre légal pour leurs terres, rappelle le chercheur Askandari Allaoui. L’administration tolérait ce système où, dans chaque village, chacun savait à qui appartenait une parcelle. Tout à coup, après cent cinquante ans, on vient nous dire que si on n’a pas de titre, on doit décamper ! "
Dialogue sonnant et trébuchant
Après de multiples destructions ordonnées par les tribunaux, l’État a changé de méthode. " Compte tenu de l’attachement des Mahorais à la propriété foncière et de la croissance démographique [+ 3 % par an], la situation est source de tensions ", reconnaît le sous-préfet, M. François Mengin-Lecreulx, qui craint " une crise majeure ". D’où un décret sorti en septembre 2009 qui permet à l’État de céder leur terre aux particuliers lorsqu’elle se trouve en ZPG. A condition qu’ils paient.
Pour faciliter les transactions, un régime de décotes a été imaginé dans la limite de 50 % de la valeur du terrain, fondé sur l’ancienneté de l’occupation et sur les revenus des propriétaires. Les ventes se révèlent en pratique très difficiles. En effet, un rapport interministériel, réalisé en janvier 2011, estime le prix d’une parcelle de trois cents mètres carrés, après décote et abattement fiscal, à cinq fois le revenu annuel moyen d’un ménage mahorais...
Mais c’est surtout le principe que la population conteste. " On ne peut pas faire payer à quelqu’un quelque chose qui lui appartient déjà ! ", s’emporte Mme Cordjee. La préfecture se dit ouverte au dialogue. Mais les menaces consécutives à l’évolution statutaire et au développement économique de Mayotte sont multiples, notamment la spéculation et le tourisme de masse - la priorité des élus. Quant aux autres terres constructibles, elles sont de plus en plus rares.
Dans les années 1980, le mètre carré d’un terrain habitable se négociait autour de 30 euros ; aujourd’hui, il faut compter dix fois plus. La majorité des Mahorais ne peut pas suivre. " On connaît la fin de l’histoire, commente un habitant. Les Mahorais seront bientôt des étrangers chez eux. Ça a déjà commencé... "