A Mayotte, la chasse aux clandestins aggrave leur situation sanitaire
Hugo Lattard dans Le Monde du 14 octobre 2009
La vingtaine d’hommes qui s’abritaient du soleil sous le manguier de Manga, dans le bidonville de Kaweni, s’est éparpillée vers les hauteurs. Sans papiers, ils s’efforcent d’échapper aux agents de la police aux frontières, qui viennent d’investir le bas de cette commune proche de Mamoudzou, à Mayotte, pour procéder à des contrôles d’identité. Parmi les personnes qu’ils arrêteront ce matin-là figure un père de famille. Il était en train de conduire son fils au centre de soins ouvert par Médecins sans frontières dans le quartier. Le garçon, le pied boursouflé par une gale surinfectée, a été laissé libre. Il s’est réfugié avec sa mère, également sans papiers, au dispensaire de l’ONG.
A Mayotte, ce territoire de l’océan Indien qui deviendra un département
d’outre-mer en 2011, la question des étrangers en situation irrégulière prend des proportions inédites. "Leur nombre est évalué au tiers de la population", observe Hubert Derache, préfet de l’île. Soit quelque 60 000 personnes, sur les 186 000 habitants comptabilisés lors du dernier recensement. Il s’agit presque exclusivement de ressortissants des Comores, dont l’île la plus proche, Anjouan, est distante de seulement 70 kilomètres. "Le PIB de Mayotte est douze fois supérieur à celui d’Anjouan. A partir du moment où on a ce décrochage, on a une pression migratoire qui se fait naturellement", explique le préfet. Les militants de la Cimade présents sur l’île soulignent pour leur part qu’"on ne peut pas parler d’étrangers ici de la même manière qu’en métropole". "Bien souvent, ce sont des gens de la même famille que les Mahorais. Certains sont là depuis vingt ans", rappelle Flore Adrien, membre de la Cimade.
Le quartier de Manga Tele, à Kaweni, commune limitrophe de Mamoudzou.
Médecins sans frontières s’est implanté à Mayotte au mois de mai. A l’exception d’une structure dédiée aux demandeurs d’asile, à Paris, c’est la seule mission de l’ONG ouverte sur un territoire français. "Avec l’accentuation de la politique de reconduite à la frontière sur l’île, nous avons supposé une baisse de l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière. Par peur du déplacement, parce qu’ils ont probablement le risque de se faire arrêter sur le chemin de l’hôpital", explique Isabelle Alix, coordinatrice médicale. Pour le docteur Marie-Pierre Auger, membre de Médecins du monde, établi à Mayotte depuis plus de deux ans, le doute n’est plus de mise. "La politique vraiment musclée que l’on a ici en matière de reconduites est un obstacle. Les gens restent terrés chez eux", affirme-t-elle. Aux urgences de l’hôpital de Mamoudzou, ce constat est partagé. "Le soir on a beaucoup plus de consultations de gens qui ne peuvent pas se déplacer la journée. Ils attendent 19 heures parce que la police aux frontières ne travaille pas la nuit", indique un médecin.
A Mayotte, la machine des reconduites à la frontière tourne en effet à plein régime. A la fin septembre, 12 000 mesures d’éloignement ont déjà été exécutées. "On va vraisemblablement atteindre les 17 000 cette année", avance Hubert Derache, le préfet. Un chiffre à comparer avec les 27 000 reconduites annuelles visées pour toute la France métropolitaine.
Pour échapper aux arrestations, nombre de sans-papiers se sont réfugiés dans la forêt, sur les hauteurs de Mamoudzou.
L’hôpital de Mamoudzou et la quinzaine de dispensaires disséminés sur l’île accueillent tout de même nombre de sans-papiers. Ces derniers représentent "50 % de l’activité et 72 % des accouchements pratiqués", calcule Marie-Lilian Malaviolle, directrice adjointe du Centre hospitalier de Mayotte. Pour eux a été imaginé un système spécifique, lors de la création d’une caisse de sécurité sociale sur l’île, il y a cinq ans. Car Mayotte ne comprend pas l’aide médicale d’Etat (AME). Faute d’être affiliées à la sécurité sociale, les personnes en situation irrégulière doivent débourser 10 euros pour une consultation en dispensaire, 30 euros pour une prise en charge aux urgences et en théorie, 300 euros pour un accouchement. Si les soins sont jugés urgents par le médecin, leur délivrance demeure gratuite. Au total, l’an dernier, "ces provisions n’ont rapporté que 100 000 euros à l’hôpital", indique-t-on à la caisse de Sécurité sociale. Autrement dit, peu de monde s’acquitte de ces provisions.
Le coût de ces forfaits peut cependant être rédhibitoire pour une population dans la clandestinité, dont le niveau de vie est très faible. Ajouté à la peur de se déplacer, il complique gravement l’état de santé de certains malades. "Quand je vais à l’hôpital, je dois faire attention à ne pas être poursuivi", se désole Antoisse Ousseni, qui peine à se lever de sa chaise. Né aux Comores, ce père de douze enfants a servi dans l’armée française pendant quatre ans. Il a été blessé lors d’un exercice et touche depuis une pension d’invalidité. Antoisse Ousseni dit être arrivé à Mayotte en 1987, bien avant l’instauration du visa Balladur, huit ans plus tard. Deux de ses fils y sont nés et ont un passeport français. Lui a fait une demande de nationalité française. Mais la préfecture lui reproche de ne pouvoir justifier d’une entrée légale sur le territoire.
A Mayotte, le niveau de vie des populations en situation irrégulière est très faible. Le revenu mensuel moyen des personnes reçues par Médecins du monde ne dépasse pas 130 euros.
Le vieil homme souffre d’hypertension. Expulsé vers les Comores, l’an dernier, il s’est retrouvé en rupture de traitement. Il est revenu via un "kwassa", ces embarcations de fortune qui traversent le bras de mer entre Anjouan et Mayotte, au péril de la vie des passagers. Victime d’un accident vasculaire cérébral la semaine dernière, il a été transporté à l’hôpital. "Des gens qui arrivent en rupture de traitement, épileptiques, hypertendus, diabétiques, j’en vois tous les jours", affirme une médecin des urgences de Mamoudzou. "J’ai même fait un certificat de décès pour quelqu’un qui n’avait pas ses dix euros et qui est mort d’une crise d’épilepsie généralisée. Il n’avait pas été consulter. Sur son carnet j’ai vu que c’était un étranger en situation irrégulière", ajoute-t-elle.
"Manifestement il y a des problèmes de retard d’accès aux soins", estime Marie-Pierre Auger, de Médecins du monde : "On a beaucoup de fièvres ici, mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’on a énormément de formes graves de fièvres typhoïdes. Cela démontre clairement que les gens attendent le dernier moment pour consulter et se faire soigner." Et qui pour venir délivrer des soins si la personne ne peut elle-même se déplacer ? C’est le principal souci de Kamal Ahamada. Prisonnier de son fauteuil roulant, il ne peut quitter le "banga", la cabane de planches et de tôles ondulées où il habite. Originaire d’Anjouan, boulanger à Mayotte pendant dix ans, un accident l’a laissé paraplégique. Jusqu’à présent, son affiliation à la Sécurité sociale lui permettait la visite d’infirmiers à domicile. Mais elle vient d’expirer, en même temps que son titre de séjour.
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Lien avec photos et une minute sonore de Flore Adrien (Cimade)
Le Monde.fr, 14 octobre 2009, Hugo Lattard
A Mayotte, pas de soins pour les sans-papiers
Face aux arrestations devant les hôpitaux, les étrangers en situation irrégulière renoncent de plus en plus souvent à se soigner. Parfois au prix de leur vie. Colère des associations.
Hugo Lattard dans l’Humanité du 16 octobre 2009
Une médecin des urgences de Mamoudzou, à Mayotte, s’en indigne encore : « Un grand-père, sans-papiers, insulino-requérant, a vu son titre de séjour provisoire expirer. Il s’est fait arrêter et reconduire à Anjouan. Il en est revenu amaigri, avec une grosse complication de son diabète. Cela a entraîné un coma, puis la mort. » A Mayotte, les acteurs de la santé font le même constat : la politique du chiffre en matière d’expulsions de « clandestins » constitue un obstacle quotidien à l’accès aux soins. Il faut dire qu’au sein du futur 101e département français, cette politique prend des proportions inédites. A la fin septembre, la préfecture a déjà atteint l’objectif de 12.000 reconduites à la frontière fixé pour 2009. « On va certainement atteindre les 17.000 cette année », indique même le nouveau préfet, Hubert Derache. Un chiffre à comparer avec les 27 000 expulsions visées pour toute la France métropolitaine.
Responsable de la mission Médecins du Monde à Mayotte, le docteur Marie-Pierre Auger s’insurge : « Les policiers s’installent aux abords des dispensaires et attendent que les gens viennent se faire soigner pour les arrêter. En métropole, si un événement de la sorte se produit, il est médiatisé. Ici c’est tous les jours que cela arrive. » Ce contexte a conduit une autre ONG, Médecins sans Frontières, a ouvrir un centre de soins à la périphérie de Mamoudzou, en mai dernier. « Dans notre dossier médical, nous demandons à nos patients : avez-vous renoncé aux soins ces derniers mois ? Si oui, pourquoi ? Les gens répondent toujours la peur d’être arrêté, pas forcément le manque d’argent », explique Isabelle Alix, coordinatrice médicale. Selon elle, ces obstacles sont « réellement préjudiciables à la santé, dès lors qu’ils entraînent une rupture de soins ». Né aux Comores, Antoisse Ousseni a servi quatre ans dans l’armée française. Deux de ses enfants ont un passeport français. Mais la préfecture refuse sa régularisation au prétexte qu’il ne peut justifier d’une entrée légale sur le territoire. Le vieil homme se terre donc dans le « banga », une cabane de tôles et de planches surchauffée, où il réside. Pourtant, il souffre d’hypertension. « Quand je vais à l’hôpital, je dois faire attention à ne pas être poursuivi », se désole-t-il. Un accident vasculaire cérébral, la semaine dernière, l’a conduit tout droit aux urgences. « Des cas d’hypertendus qui font un AVC et qui se retrouvent hémiplégique, des diabétiques non contrôlés et qui risquent de devenir aveugles à quarante ans, on en a plusieurs », témoigne-t-on à MSF. « Le soir, on nous amène des bébés qui ont eu 40 toute la journée », rapportent pour leur part les médecins urgentistes de Mamoudzou. Cet afflux de patients après 19 heures n’est pas rare : à cette heure-là en effet, la police aux frontières a fini sa journée de travail…