L’histoire de Mayotte de 1946 à 2000

Rémi Carayol, CRESOI, novembre 2008
 novembre 2008

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A Mayotte, on en parle depuis des semaines dans les instances politiques, de ce mois de novembre 2008. "Ce sera l’occasion de fêter les cinquante ans de la revendication départementaliste", annonçait en avril dernier le député de Mayotte, Abdoulatifu Aly, leader du Mouvement départementaliste mahorais (MDM), pour qui la plus belle des commémorations consisterait en la tenue d’un nouveau Congrès, dans la droite lignée de celui organisé en novembre 1958 par "le père de la départementalisation", Georges Nahouda. Il est vrai qu’au moment où l’île s’apprête à voter pour son futur statut – une consultation des Mahorais sur le statut de Département et région d’outremer (DROM) est annoncée pour le mois de mars 2009 -, cet anniversaire tombe à point nommé.

Symboliquement, l’histoire contemporaine de Mayotte, marquée par sa séparation (avec les autres îles de l’archipel), débute le 2 novembre 1958. Depuis quelques mois, Georges Nahouda, membre d’une famille créole – mère originaire de Sainte-Marie à Madagascar, père européen - et personnalité parmi les plus influentes de l’île - il a représenté Mayotte au sein de l’administration du Territoire des Comores -, entreprend de convaincre les notables mahorais de l’intérêt à revendiquer la départementalisation au sein de la République française.

Après avoir été dirigé par le régime vichyste durant la guerre, puis avoir été libéré par les Britanniques, l’archipel des Comores est régi depuis 1946 par le statut de Territoire d’outremer (TOM) et semble, à terme, se diriger vers l’indépendance. Depuis 1952, l’Assemblée territoriale qui se réunit à Dzaoudzi statue sur les décisions non politiques ; les ordonnances de l’administrateur sont soumises à l’approbation des conseillers généraux répartis selon leur origine insulaire.

Ce 2 novembre, des centaines de notables se réunissent à Tsoundzou, dans ce que l’on nommera plus tard le Congrès des Notables - un événement dont il ne reste quasiment pas de traces écrites. Ils décident de demander à Paris la départementalisation de Mayotte. Ce qui représente l’aboutissement du lobbying de Georges Nahouda, qui mourra quelques mois plus tard après un voyage en Métropole, marque le début d’un mouvement qui bouleversera le destin de l’archipel des Comores.

Il y eut tout de même un prologue à cette histoire. Le 14 mai 1958, l’Assemblée territoriale des Comores vote le transfert de la capitale de Dzaoudzi - à Mayotte - vers Moroni - en Grande-Comore. Les 26 élus d’Anjouan, de Mohéli et de la Grande-Comore votent pour. Les quatre représentants mahorais s’y opposent.

Cité comme l’une des causes majeures du séparatisme mahorais, ce transfert est décrit à Mayotte comme un acte brutal d’humiliation et de domination de la part des Wangazidja (les habitants de la Grande-Comore, dont le nom comorien est Ngazidja). Selon les partisans du séparatisme, la responsabilité en incombe à Saïd Mohamed Cheick, alors député des Comores et principal dirigeant politique du TOM. En réalité, l’administration française a eu son mot à dire.

"Moroni n’est pas devenue la capitale des Comores par la volonté d’un individu, ni même de ses habitants, ni par une démarche volontaire effectuée par les Wangazidja ou un pouvoir politique", affirme l’historien comorien Damir Ben Ali . En 1958, quand l’Assemblée territoriale vote le transfert de la capitale, Saïd Mohamed Cheick est député à l’Assemblée nationale de la République française. Il vit en Grande-Comore, son île natale. Le Conseil de gouvernement, formé par six à huit élus de l’Assemblée territoriale, est dirigé par Mohamed Ahmed. Ses bureaux sont également à Moroni, mais il se trouve sous l’autorité du chef du territoire qui siège, lui, à Dzaoudzi. Ce rocher, qui se situe en Petite Terre à Mayotte, est depuis la colonisation de l’île, en 1841, le haut lieu de la présence française dans l’archipel. Il en est resté la capitale malgré ses nombreuses contraintes - régulièrement au XIXème siècle, "les commandants supérieurs successifs s’interrogent sur la pertinence de maintenir l’administration à Dzaoudzi", indique l’archiviste Anne Lebel.

En 1958, le territoire jouit d’une certaine autonomie administrative et financière depuis les lois Deferre de 1956 et 1957. Mais la centralisation des bureaux administratifs pose problème, alors que les décisions politiques se font à Moroni. "Avant de rejoindre leur domicile et leurs bureaux à Moroni, les ministres doivent donner une délégation de signature aux chefs de services [qui siègent à Dzaoudzi, ndla], tous Européens, afin d’assurer l’exécution des décisions. L’administrateur supérieur et ses collaborateurs continuent donc à détenir la réalité du pouvoir et à gérer les affaires du territoire à leur guise", indique D. Ben Ali . Une situation inacceptable pour les élus locaux, qui ne cessent de revendiquer plus d’autonomie, dans un contexte mondial dominé par les mouvements de décolonisation. Dix ans plus tôt, à l’époque du Conseil général, les parlementaires comoriens demandaient déjà "avec insistance" mais en vain la construction à Mayotte d’une salle de réunion et de bureaux...

D’autres raisons peuvent expliquer la volonté de Cheick de transférer la capitale. Certains avancent son chauvinisme, d’autres son calcul politique, car "depuis l’extension du suffrage universel, la Grande-Comore est le corps de bataille des luttes électorales", observe en 1962 Yves Hocquet, alors administrateur en chef des affaires d’outremer. Selon Nakidine Mattoir, Cheick voulait ainsi "s’approcher de sa clientèle électorale et disposer de son appui physique ", à une période où son parti –la Parti Blanc- se voit concurrencer par le Parti Vert de Saïd Ibrahim, un autre Grand-Comorien.

Saïd Mohamed Cheick n’aurait cependant pas pu obtenir ce transfert sans l’aval de l’administration. "C’est à Paris que la décision a été prise d’implanter le siège des administrations à Moroni (...) afin de réunir en un même lieu les ministres, les membres de leur cabinet et les chefs de leurs services", affirme D. Ben Ali. Zoubert Adinani, l’un des quatre représentants de Mayotte à l’Assemblée territoriale de 1967 jusqu’à l’indépendance, figure emblématique du combat pour "Mayotte française", reconnaît lui-même que "sans l’aval du gouvernement français, ce transfert n’aurait jamais eu lieu ".

Les conséquences sociales d’une telle décision seront très lourdes, mais elles n’interviendront que progressivement. Nous étudierons plus loin leur rôle quant à la revendication séparatiste de Mayotte. Les conséquences politiques, elles, sont très rapidement perceptibles. Dans l’esprit de Cheick, ce transfert doit préparer l’indépendance – "il entrait dans le cadre des préparatifs des structures d’accueil de l’Etat comorien", affirmait en 2006 Saïd Ahmed Saïd Hachim, élu à l’époque de la Grande-Comore . Georges Nahouda et les dirigeants mahorais le savent et n’acceptent pas cette hypothèse. Lorsqu’en septembre de la même année, les Comoriens sont appelés comme l’ensemble des habitants des TOM français à se prononcer sur leur avenir au sein ou hors de la République française, dans le cadre du référendum du 28 septembre 1958, ils optent pour le statu quo : mais alors que la majorité des Comoriens ont voté pour un statut de TOM qui, à terme, devrait aboutir à l’indépendance – les premiers mouvements indépendantistes comoriens apparaîtront au début des années 1960 en Tanzanie et à Madagascar - les Mahorais ont eux opté pour le statut de DOM. 

En effet, Nahouda est favorable au statut de DOM qui ancrerait Mayotte dans la République. “Le résultat du référendum [et] la frustration découlant du transfert imminent de la capitale […] ravivent les rancoeurs latentes”, soutient Hélène Mac Luckie dans le magazine Jana na Leo . Dans le même article, Jacques Saïdani, qui fut un proche collaborateur de Nahouda, affirme : “Georges Nahouda a fait de la bataille pour la départementalisation une affaire personnelle car pour lui, indépendance signifiait désastre économique et asservissement des Mahorais”.

Pour ce faire, Nahouda organise le 2 novembre le Congrès des Notables, auquel participent selon la tradition orale (il n’existe aucune trace écrite accessible au public sur cet événement) des centaines de personnes, et qui aboutit à la naissance de l’Union de défense des intérêts des Mahorais (UDIM). Fin tacticien, il a su rallier les principaux dignitaires de l’île. “Pour contrôler le pays, il suffit de contrôler la classe des notables”, écrivait en 1976 Jean Charpantier . “En effet, dans chaque village, les vieux et les notables délibèrent avant chaque élection, comme pour régler tous les problèmes du village, et la délibération ne cesse qu’après l’adoption d’une position unanime. Le vote unanime par village est donc la règle, sauf conflit insoluble.”

Après le Congrès des Notables, les partisans de la départementalisation écrivent "à tous les compatriotes mahorais qui [résident] à l’étranger pour leur demander de soutenir l’action de l’UDIM", se souvenait Saïd Toumbou, une des figures politiques des années 60, à la fin des années 1980 . Les cotisations affluent.

"Le président Georges Nahouda [fut alors] investi d’une mission, celle de se rendre en métropole pour remettre à Monsieur Jacques Soustelle, alors homologue de l’actuel ministre des DOM-TOM une pétition demandant la départementalisation de Mayotte", se souvient Marcel Henry . Mais un an plus tard, il meurt dans des circonstances non élucidées. La génération suivante reprend immédiatement le flambeau, parmi laquelle Marcel Henry, neveu de Nahouda qui fut aussi son secrétaire lorsqu’il représentait Mayotte au sein de l’administration du Territoire des Comores. La détermination de ce dernier est décuplée lorsque Madagascar obtient son indépendance en 1960. L’île de Sainte-Marie dont il est originaire suit le destin de la Grande Île, "malgré les promesses des autorités françaises qui avaient assuré aux planteurs que leur île resterait française", témoigne Abdoulatifu Aly. "A partir de ce moment, ils n’ont plus fait confiance à Paris et ont décidé que leur sort dépendrait uniquement d’eux-mêmes."

Selon Jean Charpantier, ces créoles voulaient à tout prix éviter que l’histoire ne se renouvelle. Ce mouvement répondait alors à un besoin de la part des créoles de Mayotte : trouver “une solution transitoire, pour leurs intérêts propres”, et chercher “surtout à obtenir des modalités d’indemnisation favorables en cas d’indépendance subite. ”

Ils peuvent alors compter sur un sentiment de révolte chez les Mahorais qui ont un certain bagage scolaire ou professionnel et qui n’acceptent pas la prédominance, dans les sphères tant du pouvoir politique qu’économique, des Anjouanais et des Grand-Comoriens. "Ils avaient tout", affirmait au crépuscule de sa vie Younoussa Bamana, figure emblématique de la lutte séparatiste. "Au lycée Galliéni à Madagascar [où étaient envoyés les meilleurs élèves de l’archipel, ndla], on était deux Mahorais, il y avait un Mohélien, et le reste, c’étaient des Anjouanais et des Grand-Comoriens. Il y avait des quotas. Déjà, j’avais alors 16 ans, je me suis dit que ce n’était pas normal. "

Petit à petit, les Mahorais les plus brillants intègrent les rangs de l’UDIM, seul parti structuré à Mayotte : Younoussa Bamana, Saïd Toumbou, Zoubert Adinani et surtout Souffou Sabili, qui en devient le secrétaire général. Mais lorsqu’approchent les élections de 1962, au cours desquelles les habitants de l’archipel doivent élire leurs députés à l’Assemblée territoriale, deux camps s’affrontent. "Des négociations étaient menées qui devaient théoriquement aboutir à la présentation d’une liste unique pour l’ensemble de l’île", racontait en 1988 Saïd Toumbou . "Mais elles sont restées infructueuses." "Souffou Sabili n’est pas tombé d’accord avec Marcel Henry", poursuivait-il en 2007 . "Il a dit : ‘Je ne ferai jamais de liste commune avec lui pour les élections en 1962’, c’est pour ça qu’il y a eu trois listes", dont celles de Marcel Henry et Souffou Sabili. Les raisons originelles de ces divergences qui marqueront les années 1960 restent mystérieuses. Elles se situent certainement au niveau du degré de "départementalisme" de chacun : alors que dans l’esprit d’Henry, fidèle à celui de son oncle, le statut de département représentait une fin – et l’assurance de rester au sein de la République française -, pour Sabili, il s’agissait surtout d’un moyen d’équilibrer la balance entre les îles – sans ancrage idéologique particulier, ni dans le sens de l’indépendance, ni dans celui de l’intégration dans la République française. Pour Henry cependant, Sabili était un indépendantiste. "En 1962, il avait tenu un discours violent à un Haut-Commissaire à l’aéroport de Pamandzi", explique-t-il. "Il essayait de lui faire comprendre que la France n’avait apporté que des heurts et des malheurs à Mayotte." Des notes des Renseignements généraux de l’époque – stockées aux Archives départementales - le qualifiaient de "subversif".

Aux élections, c’est finalement la liste de Sabili qui l’emporte. "A l’époque", continuait Saïd Toumbou dans Jana na Leo, "les gens n’étaient pas très évolués. Donc, il n’était pas nécessaire d’avoir un programme. La propagande consistait seulement à appeler les Mahorais à plébisciter notre liste car nous voulions défendre leurs intérêts. La population a été sensible à ce discours puisque nous avons largement gagné les élections."

A la Chambre des Députés, à Moroni, les élus mahorais évoquent régulièrement la départementalisation, "mais nous ne parlions pas encore de nous séparer", assurait Saïd Toumbou quelques mois avant sa mort. "Mais par la suite, notre action était surtout basée sur la séparation. En fait, nous demandions simplement que le gouvernement français nous accorde notre autonomie financière. Que Mayotte soit détachée des Comores de façon à pouvoir gérer son propre budget. (…) Quand j’étais député, je disais aux autres députés : ‘Il faut se partager la part du gâteau’. Déjà la France donnait peu, mais quand il y avait 100 francs à se partager entre les îles, nous on avait 1 franc, et les Mohéliens 1 franc. Le but était donc de se dégager de la Grande-Comore. Quand on demandait quelque chose, nous les Mahorais, on n’était jamais écoutés. En 1966, quand [Saïd Mohamed] Cheick est venu à Mayotte, je lui ai dit : ‘Vous auriez dû nous consulter avant de venir sur place’. Il y avait des remous à l’époque, et je lui ai dit : ‘Les événements nous dépassent, les Mahorais ne sont pas contents’. Mais il a ignoré mes paroles."

Le transfert de la capitale et ses conséquences socio-économiques ne sont pas étrangers à la revendication séparatiste. Les années 60 sont, aujourd’hui encore, durement ressenties par les Mahorais. Si jusqu’en 1964, le slogan "Mayotte département" reste confiné aux débats politiques, il prend une autre mesure lorsque le transfert est effectif. "En 1961-1962, on construisait les bâtiments à Moroni. Les employés restaient encore à Dzaoudzi. Ce n’est que vers 1964-1965, quand les fonctionnaires sont partis à Moroni, que le vide s’est fait sentir", témoignait Zoubert Adinani en 2006 . Le rocher de Dzaoudzi – et avec lui les villes de Pamandzi, Labattoir et Mamoudzou – est orphelin de ses fonctionnaires, partis à la Grande-Comore. "Quand je suis arrivé en 1961, il y avait de la vie à Mayotte. Il y avait du monde, du travail. Mais en 1966, il n’y avait plus personne. A chaque bureau qui fermait, tout le monde en parlait en Petite Terre et à Mamoudzou", ajoutait Zoubert Adinani. Absentes du débat en 1958, les femmes entrent en scène pour des raisons prosaïques.

Les femmes mahoraises mariées à des fonctionnaires doivent les laisser partir. "Les hommes ont commencé à être envoyés à Moroni. A Pamandzi, il y avait beaucoup de boys qui devaient suivre leur patron. Beaucoup de fonctionnaires ont dû partir aussi. La Petite Terre s’est vidée de ses hommes. Les femmes se sont retrouvées seules", affirmait dans Kashkazi en 2006 Younoussa Bamana . "Je me souviens du cas d’Omar Bastoi, qui avait été envoyé à Moroni, et de sa femme, Kamaria, qui était sage-femme à Mamoudzou et avait été envoyée à Mohéli. Pendant un an, ils n’avaient pas eu le droit de se voir". A Moroni, les maris des Mahoraises restées dans leur île trouvent d’autres femmes. La rareté des déplacements autorisés et la polygamie le leur permettaient.

Mais ces vexations d’ordre conjugal ne sont rien en comparaison du marasme économique qui suit. "Le transfert de la capitale a été catastrophique pour Mayotte", affirmait avant sa mort (en 2001) Zena M’dere . Les pénuries se multiplient : "A l’hôpital, il n’y avait pas de nivaquine et de toutes façons il n’y avait même pas d’infirmiers valables. Dans les boutiques, plus de sucre, plus de savon. Il n’y avait rien ! Nous disions : ’Si cela continue, nous allons mourir’, racontait Aicha Sidi, une ancienne chatouilleuse (lire plus loin), dans les années 1990. "Il n’y avait même plus de riz", disait Bamana. "C’était la misère, tout le monde souffrait", ajoutait Coco Djoumoi, une autre chatouilleuse.

La rumeur populaire affirme, encore aujourd’hui, que ces pénuries ont été organisées par le principal importateur de l’époque, le riche Ahmed Abdallah (originaire de l’île d’Anjouan), futur président des Comores indépendantes, en guise de réponse à la revendication départementaliste des élus mahorais. Aucun écrit ne le prouve. Ce qui est certain, c’est que le transfert de la capitale n’a été suivi d’aucune mesure compensatoire. "S’il y avait eu un projet pour donner du travail ou attirer de nouveaux travailleurs, comme un port en eaux profondes ou un aéroport international, cela n’aurait pas eu ces conséquences. Les gens auraient accepté", soutient Zoubert Adinani. "Les gens n’entendaient pas les arguments comme quoi il n’y avait pas la place à Dzaoudzi. Mais cela ne les révoltait pas. Ce qui a poussé les gens à se révolter, c’est que rien n’a été fait pour prévenir les conséquences de ce transfert".

Les Mahorais appellent encore aujourd’hui cette période "le temps du Silgom", "car la faim conduisait à cueillir des fruits à pain qui n’étaient pas encore arrivés à maturité et qui étaient collants comme du chewing-gum", explique Zoubert Adinani. "Les femmes de Pamandzi et de Labattoir, qui se sont retrouvées sans mari, sans argent pour élever leurs enfants, se sont demandé : comment allons-nous vivre ?", témoignait Bamana en 2006. "Alors elles se sont réunies – les premières ont été celles de Labattoir - pour réfléchir comment faire, comment s’en sortir". Tenues en marge du débat politique jusque là, elles vont rapidement prendre les rênes du combat pour "Mayotte française".

L’arrivée à Mayotte de Zena M’dere, venue de Diego Suarez où elle avait grandi - comme beaucoup de Comoriens -, va leur fournir une meneuse. Le mouvement de celles que l’on nomme aujourd’hui "les chatouilleuses" - ainsi appelées pour leur pratique de la chatouille - est lancé. Le rapport de forces va alors être modifié : d’une revendication politique loin des problèmes quotidiens, n’ayant que peu de chances d’aboutir, la départementalisation deviendra un leitmotiv partagé par de nombreuses femmes, souvent inexpérimentées en politique. Les hommes politiques, à commencer par Marcel Henry, comprennent rapidement l’intérêt qu’ils ont à les mettre en avant. "Le génie de Marcel Henry, c’est d’avoir constitué en organisation politique parallèle du Mouvement populaire mahorais cette donnée sociologique", analysait en 1976 Jean Charpantier . "Gardienne du foyer [la maison lui appartient, ndla], la femme refuse l’aventure : elle est donc contre l’indépendance. Gardienne de la terre, elle est contre la mainmise des Anjouanais sur le patrimoine foncier mahorais . Le sentiment de frustration, sur lequel [l’UDIM, devenu MPM, Mouvement populaire mahorais, en 1966] fonde son idéologie, est particulièrement sensible dans les milieux féminins."

"En 1966, ce sont [les femmes, ndlr] qui ont popularisé le combat et le parti. Elles se sont révoltées contre l’administration territoriale de l’époque, qu’elles ont accusée d’être la cause de leurs privations. Elles se sont dit : de deux maux, nous préférons la colonisation française plutôt que la domination des Comores", témoignait Bamana.

L’événement fondateur de la sécession mahoraise a lieu en 1966, quelques mois après que le transfert, débuté en 1962 avec l’installation à Moroni du Haut-commissaire, eut touché à sa fin. Le 2 août de cette année-là, alors que les derniers fonctionnaires ont déménagé à Moroni, Saïd Mohamed Cheick se rend à Mayotte pour y rencontrer les notables. "Il venait pour entendre leurs arguments et pour proposer quelque chose", affirme aujourd’hui Zoubert Adinani. "Il avait l’intention de demander l’installation d’une base navale pour aider les Mahorais à trouver des emplois", affirme Saïd Ahmed Saïd Hachim, élu à l’époque de la Grande-Comore. "Mais les choses se sont envenimées."

Lors de cette visite, les "chatouilleuses" souhaitent s’entretenir avec lui. Après de longues palabres, Cheick accepte de recevoir Zena M’dere. Impatientes, ses compagnes souhaitent la rejoindre ; les gardes les repoussent ; la manifestation dégénère. "Les femmes ont jeté des cailloux", se souvenait Bamana. Obligé de fuir sous les huées, Cheick, humilié, ne remettra jamais les pieds à Mayotte…

Cette même année, les principaux leaders du MPM jurent sur le Coran que jamais ils ne trahiront la cause départementaliste, dans ce qu’on appelle le "Pacte de Sada".

Le 4 février 1967, ces mêmes "chatouilleuses" font le siège de l’ORTF en guise de protestation contre le déficit de mesures sociales et scandent ce qui deviendra le slogan de leur lutte : "Nous voulons rester français pour être libres". Encore une fois, la manifestation dégénère. "Je me suis rendu sur place pour essayer, avec l’aide de Souffou [Sabili], de raisonner les manifestantes mais l’adversaire politique [le clan de Marcel Henry, ndla] poussait toujours celles-ci à adopter une attitude intransigeante envers nous", expliquait en 1988 Saïd Toumbou . Le renouvellement du Conseil général approche, et Marcel Henry compte bien gagner les élections ; il soupçonne Sabili et Toumbou de vouloir collaborer avec Moroni. Suite à cette manifestation, ces deux derniers – qui sont encore députés à l’époque – sont arrêtés et jugés : ils écopent respectivement de six et quatre mois de prison. "Alors qu’on a essayé de calmer les femmes, c’est nous qui avons été jugés coupables", dénonçait Toumbou quelques mois avant sa mort, avant d’évoquer "un coup monté par Marcel Henry". "Il savait très bien qu’on serait députés à vie, or le fait d’être en prison nous empêchait de nous présenter, on devait être remplacés. Il a exploité [le transfert de la capitale, ndla] pour faire croire à la population que nous étions d’accord avec les décisions prises à l’encontre de Mayotte. C’est lui qui a poussé les femmes à se révolter ! Quand Souffou a voulu s’expliquer devant la population, on l’en a empêché."

Quelques mois plus tard, alors que les deux hommes sont en prison, la liste de Marcel Henry, que les "chatouilleuses" sont allées chercher après l’emprisonnement de Sabili, l’emporte. Avec les trois autres députés mahorais, Younoussa Bamana, Abdallah Houmadi et Zoubert Adinani, Henry ne réclamera plus seulement la départementalisation, mais bien la séparation de Mayotte avec les trois autres îles de l’archipel.

Sabili et Toumbou rentreront au village après leur libération, puis se réengageront en politique, mais cette fois contre le MPM. En 1969, lors d’un grand congrès organisé à Ouangani, la population est appelée à choisir entre Henry et Sabili. "Il était le héros national mais moi j’étais le responsable officiel du Mouvement. Je commençais à m’inquiéter. Pour éviter la division, j’ai proposé aux notables d’organiser un congrès [pour] signifier aux Mahorais que le mouvement ne pouvait avoir deux têtes ", raconta plus tard Marcel Henry, selon lequel Sabili "tenait des propos ambigus". Confondu par plusieurs témoins comme étant un indépendantiste, Sabili fut vaincu.

"Après notre éviction de la scène politique mahoraise, nous avons adopté une attitude de stricte neutralité. Mais les nouveaux tenants du pouvoir nous dénigraient toujours. Ils nous taxaient ‘d’anti-mahorais’. J’ai décidé alors de lutter contre leurs allégations en créant le mouvement des serrez-la-main, partisans du rapprochement avec les Comores", expliquait Toumbou. L’ancien militaire français se rapproche alors d’Ahmed Abdallah. "Avec lui, ce n’était pas pareil [qu’avec Cheick, ndla], il entendait les Mahorais. Il m’a dit : ‘Je vais essayer de construire les Comores, de vous aider à Mayotte’." La naissance du mouvement serrez-la-main alimente les tensions. Les départementalistes se font alors appeler les soroda (soldats).

Au tournant des années 70, la revendication indépendantiste séduit la jeunesse comorienne. Les leaders politiques, de peur de se faire prendre de vitesse par la nouvelle génération, s’en emparent. Lorsque le 3 janvier 1968, la loi sur l’autonomie interne accorde plus de pouvoirs aux responsables locaux, l’acquisition progressive de l’indépendance de l’archipel ne fait plus de doute. A Mayotte, le MPM en est conscient : les "chatouilleuses", qui ont constitué des groupes dans chaque village, accentuent leur pression.

Quand le chef de la subdivision de Mayotte, Ahmed Soilihi, considéré comme un serrez-la-main, est appelé à Moroni par le président de la Chambre des députés, Ahmed Abdallah, elles décident qu’il ne s’y rendra pas - selon les soroda, il allait être promu Conseiller économique et social de Mayotte en lieu et place de Marcel Henry et devait être accompagné par des notables favorables au rattachement. Le 12 octobre 1969, des centaines de femmes – selon les témoignages oraux – se massent devant la jetée de Mamoudzou pour empêcher la délégation de prendre la barge pour se rendre à l’aéroport. Le 14, alors que Soilihi tente en vain de prendre la barge, les gardes lancent des grenades lacrymogènes. Un coup de feu retentit. Zakia Madi, jeune manifestante venue de Ouangani, tombe à l’eau et meurt. Elle est présentée depuis comme "la première martyre du combat pour Mayotte française".

Younoussa Bamana, s’il n’en est pas mort, fut aussi rangé dans cette catégorie après son incarcération jugée arbitraire par ses partisans, en 1973. Cette année-là est particulièrement heurtée, avec de nombreux affrontements entre soroda et serrez-la-main. C’est que l’heure de l’indépendance approche. Le 25 août 1972, le Comité spécial de l’ONU inscrit l’archipel des Comores sur la liste des territoires auxquels doit s’appliquer la "Déclaration sur l’octroi de l’indépendance" . Une résolution des Nations unies, le 23 décembre 1972, puis une déclaration commune entre Paris et Moroni, le 15 juin 1973, préparent la future indépendance. Les soroda sont inquiets. Mais ils ont perçu une lueur d’espoir le 30 janvier 1972, lorsque le secrétaire d’Etat aux DOM-TOM du gouvernement Pompidou, Pierre Messmer, leur a assuré, à Dzaoudzi, que : "Mayotte, française depuis 130 ans, peut le rester autant d’années si elle le désire". Son successeur, Bernard Stasi, affirmera plus tard : "Il faut permettre à chaque île d’affirmer sa personnalité. Chaque île doit pouvoir gérer ses propres affaires, avoir une part équitable de l’aide de la France (…) C’est cela le principe de la régionalisation que nous sommes décidés à mettre en œuvre."

Tandis qu’à Paris, un intense lobbying mené par Marcel Henry (qui a compris que la décision se fera dans la capitale française), Adrien Giraud (descendant d’une famille de colons qui a rejoint sur le tard le MPM), et les militants de l’Action française dont Pierre Pujo , via leur journal Action française Hebdo, tente de convaincre les autorités françaises de conserver Mayotte dans la République, à Mayotte, le combat fait rage entre les partisans des deux tendances.

Les leaders du MPM profitent de l’aversion de la population mahoraise envers Abdallah – pourtant soutenu par Paris -, celui qui "a affamé les Mahorais" dans les années 1980 et qui dirige désormais l’Assemblée territoriale, pour renforcer la cohésion de leur mouvement. La tournée dans l’île d’Abdallah, président de l’Assemblée territoriale depuis décembre 1972, va mettre le feu aux poudres. Alors que le mouvement soroda prend de l’ampleur et s’évertue à annihiler toute revendication indépendantiste, cette visite est perçue comme une provocation. Lorsqu’il apprend qu’Abdallah donnera un meeting à Poroani – le village de l’une de ses femmes - le 25 juillet 1973, Younoussa Bamana décide d’agir : tandis que les femmes du village préparent à manger et que les jeunes montent le podium sur lequel s’exprimera Abdallah le lendemain, celui qui est à l’époque député de Mayotte à l’Assemblée territoriale arrive en barque et demande à ses partisans de détruire les préparatifs. S’ensuit une gigantesque bagarre qui durera toute la nuit. Plusieurs personnes sont blessées ; sept sont hospitalisées.

Après ces événements, Younoussa Bamana est arrêté le 15 août – ce qui provoquera une manifestation silencieuse du MPM le 19 août. Il sera condamné le 13 septembre à 40 jours d’emprisonnement pour "complicité de délits de coups et blessures volontaires et voies de faits", et pour avoir incité "par des discours violents à démolir les cabanes des adversaires politiques (...) à molester ces derniers et détruire les préparatifs (…)".

La même année, quelques mois plus tôt, le village d’Acoua avait lui aussi été le théâtre d’affrontements entre pro-indépendance et pro-département. Acoua, dont le chef politique est Saïd Toumbou, est alors partagé en deux camps. Comme dans nombre de villages du nord de l’île, les indépendantistes sont plus nombreux qu’ailleurs. Suite à un incident a priori anodin – la mise en cause d’un dignitaire religieux d’Acoua par des militantes du MPM – le village se déclare par solidarité "serrez-la-main". En répression, les militants du MPM décident d’organiser une descente dans le village, pour "mater" les "rebelles". Quatorze villages envoient des leurs tandis que Toumbou organise la défense. Mais les affrontements seront vite stoppés : en voulant repousser une offensive, Toumbou tire sur un soroda qui succombe. Il sera condamné à de la prison ferme pour ce meurtre.

Pendant ce temps à Paris, se joue une toute autre partie. Pierre Pujo et l’avocat Laurent Vallery-Radot, des nostalgiques de l’empire colonial français, organisent la propagande du MPM afin d’obtenir que le vote sur l’indépendance de l’archipel, qui ne fait plus de doute, soit considéré île par île, et non dans son ensemble. Ils montent le "Comité de soutien pour l’autodétermination du peuple mahorais" ; reçoivent régulièrement des parlementaires, parmi lesquels le directeur de cabinet du président du Sénat, la très influent Alain Poher ; lancent une campagne de presse intitulée "40.000 Français à sauver ". Ils sont imités à la Réunion par un certain nombre de personnalités qui créent le "Comité de soutien aux Français de Mayotte"

Un rude coup est porté à leur combat lorsque le candidat à la présidentielle Valery Giscard d’Estaing passe un accord avec Ahmed Abdallah entre les deux tours de l’élection, en mai 1974. Contre les voix des Comoriens, le futur président français promet l’indépendance. Ils vont alors redoubler d’efforts auprès des parlementaires, enchaînant les contre-vérités sur la prétendue différence "ethnique" des Mahorais , affirmant que Mayotte n’a historiquement rien à voir avec les autres îles, et qu’elle est majoritairement catholique – ce qui est faux. Adrien Giraud n’hésite pas à annoncer "un génocide" dans la presse, au cas où la revendication du MPM ne serait pas entendue. Pierre Pujo compare, en cas d’échec, le sort des Mahorais à celui des "150.000 harkis [algériens] que la France a laissé égorger" en 1962.

Leur pari est à moitié gagné lorsque, en octobre 1974, est votée la loi qui prévoit la tenue dans l’archipel d’un référendum sur l’indépendance. Il est alors question de consulter "les populations comoriennes", et non "la population comorienne", comme initialement rédigé par le législateur.

Les résultats du référendum du 22 décembre 1974 – la question est de savoir si "les populations des Comores souhaitent choisir l’indépendance ou demeurer au sein de la République française" - sont sans surprise : plus de 99% des Grand-Comoriens, des Anjouanais et des Mohéliens votent pour l’indépendance . A Mayotte, où la campagne fut marquée par de nouveaux heurts entre soroda et serrez-la-main, 65,47% des électeurs (8.091 bulletins) votent contre l’indépendance ; 34,53% (4.299 bulletins) votent pour . Selon le résultat total, 94,56% des Comoriens sont donc favorables à l’indépendance.

Un débat s’ouvre à Paris, tant au sein du Parlement que de la présidence , sur la nécessité de prendre en compte ces résultats île par île ou dans sa globalité, ainsi que sur la nature du scrutin : était-ce un référendum ou une simple consultation ? La loi du 3 juillet 1975 finit par trancher : celle-ci prévoit que "le territoire des Comores deviendra un Etat indépendant lorsqu’il aura été satisfait aux conditions prévues à la présente loi" (article 1). Conditions parmi lesquelles figure la tenue d’un référendum en 1976, après la rédaction d’une Constitution. "Au cas où une ou plusieurs îles repousseraient ce projet, le Comité constitutionnel devra proposer une nouvelle rédaction dans un délai de trois mois", précise l’article 2. En cas de refus sur l’une au moins des îles, il est prévu que "la Constitution s’appliquera à celles qui l’auront adoptée"…

A Moroni, cette loi est jugée inacceptable. Selon Ahmed Abdallah, elle remet en cause les accords signés en 1973, qui prévoyaient l’indépendance globale de l’archipel . Elle contredit également la loi de janvier 1968, qui indiquait que "l’archipel des Comores composé des îles de la Grande-Comore, d’Anjouan, de Mayotte et de Mohéli forme un territoire d’outre-mer doté de la personnalité juridique." Le 6 juillet, Abdallah invite les députés à se réunir à la Chambre des députés : il va y proclamer l’indépendance unilatérale des Comores. Si les 26 élus des trois autres îles le soutiennent, les quatre Mahorais s’y opposent. "Nous savions que c’était pour proclamer l’indépendance. Ahmed Abdallah voulait être le père de l’indépendance, il a paniqué, et a décidé que ce serait ce jour-là. Il avait peur des jeunes, surtout les Grand-Comoriens, qu’ils ne le devancent", témoignait Younoussa Bamana en 2006 . Ce jour-là, l’élu mahorais lance à ses congénères : "Je ne veux pas de votre indépendance à la con !"

De retour dans leur île, les quatre députés se placent sous l’autorité de Paris. Le 21 juillet, Younoussa Bamana est proclamé par le MPM préfet de Mayotte – l’Etat nommera un préfet en juin 1976. Des actes de violences physiques mais surtout sociales visent les serrez-la-main, sans que les forces de l’ordre ne réagissent. Beaucoup sont expulsés par les soroda vers Anjouan ou la Grande-Comore – on estime à environ 1.100 le nombre de ces expulsions, la plupart en boutre. Dans les villages, ceux qui étaient favorables à l’indépendance sont indexés. "Ma mère a accouché de moi toute seule. Sa famille l’avait reniée, elle et mon père, car ils étaient indépendantistes", raconte Antwifoudine. "On m’a traîné pendant plusieurs kilomètres derrière une voiture, car j’étais indépendantiste. Ma famille a été montrée du doigt. On a dû partir quelques temps à Moroni", se souvient Ismaël. Alors que ceux qui demandent pardon doivent fournir des sacs de riz, les milices du chanteur Papadjo s’occupent des derniers récalcitrants.

Pendant ce temps, le gouvernement français, qui dans un premier temps ne reconnaît pas la déclaration d’indépendance des Comores, la jugeant anticonstitutionnelle, prend finalement acte du choix des députés comoriens, mais annonce qu’il va organiser à Mayotte une consultation, conformément à la loi du 3 juillet 1975. Le nouveau président comorien, Ali Soilihi, qui a pris le pouvoir par les armes en août 1975, s’y oppose. Il tente dans un premier temps la voie du dialogue avec son ami d’enfance, Younoussa Bamana. En vain. Trahi par le MPM de Marcel Henry, avec qui il avait conclu des alliances avant l’indépendance en vue de s’opposer à Abdallah, Soilihi organise en novembre 1975 la "marche rose" : des dizaines de ses partisans atterrissent à Mayotte dans le but d’investir l’île. Mais c’est un échec. Face à la résistance des soroda, qui ont barré l’aéroport, Soilihi retourne à Moroni.

Tandis que le 12 novembre, l’ONU annonce l’adhésion des Comores et affirme l’importance de préserver l’intégrité territoriale de l’archipel , les relations franco-comoriennes se détériorent. C’est dans ce contexte tendu qu’a lieu la consultation des Mahorais, le 8 février 1976 : les indépendantistes ayant été chassés ou intimidés, 98,83% des électeurs se prononcent en faveur du maintien de Mayotte dans la République française.

Deux mois plus tard, les Mahorais sont à nouveau appelés aux urnes, le 11 avril. Mais la question qui leur est posée – pour le maintien ou l’abandon du statut de TOM de Mayotte - ne plaît guère aux dirigeants du MPM. Eux qui réclament depuis 1958 le statut de DOM ne veulent pas entendre parler de TOM. Mais s’ils répondent en nombre "Non au statut de TOM", cela pourrait être interprété à Paris comme une volonté de retourner dans l’ensemble comorien, se disent-ils. Comme l’indique alors Jean Charpantier, "les Mahorais estiment qu’une fois encore Paris a tenté de les abuser avec les questions sans signification du référendum du 11 avril ."

Le MPM va alors trouver une parade. Fort de son hégémonie et de ses réseaux étroitement tissés dans chaque village, le parti décide de montrer son attachement à la départementalisation et de jouer la carte de la confrontation avec un gouvernement auquel il ne fait guère confiance . Avant les élections, le parti imprime près de 15.000 bulletins "clandestins" sur lesquels est inscrit : "Nous voulons être département français". Le jour du vote, 13.771 électeurs déposent ce bulletin dans les urnes, soit 79,52% des inscrits. Seulement 20,40% des suffrages seront valablement exprimés dans les villages les plus fidèles au MPM, avec une large majorité (97,47% des suffrages valables) de "Non au TOM". Seules 90 voix (0,52%) se prononcent en faveur de ce statut. "Tous les Mahorais ont ainsi voulu montrer leur profond attachement aux institutions françaises", en conclut Olivier Stirn, alors ministre français des DOM-TOM .

A la suite de ces deux consultations, une loi relative à l’organisation de Mayotte adoptée le 24 décembre 1976 créé un statut bâtard de "Collectivité territoriale", qui se situe à mi-chemin entre le DOM et le TOM. Cette loi met en place 19 cantons, 17 communes, un Conseil général qui reste cependant sous la tutelle du préfet - qui dispose de "supers pouvoirs". S’ouvre alors une période de grandes incertitudes quant à la place de Mayotte dans la République française.

A l’époque, la France n’est pas prête à faire de Mayotte un département. Selon l’historien André Oraison, "le gouvernement ne veut pas départementaliser Mayotte [car] il souhaite se réserver la possibilité d’élaborer un statut permettant, à plus ou moins long terme, une réintégration de l’île dans l’ensemble comorien ."

Les Comores n’ont en effet pas abdiqué. Chaque année devant l’ONU, de 1976 à 1994, Moroni revendiquera le retour de Mayotte dans l’ensemble comorien, basant son argumentation sur l’intangibilité des frontières issues de la colonisation. Chaque année, l’Assemblée générale des Nations unies condamnera la France . Aujourd’hui encore, la diplomatie comorienne continue de revendiquer Mayotte, même si elle n’a plus mis cette question à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies depuis 1994 .

Les gouvernements français successifs de gauche comme de droite ont, pour de multiples raisons – diplomatiques, financières, religieuses, sociales, sociologiques, économiques -, sans cesse repoussé la départementalisation de Mayotte. Prévu pour régir l’île durant une période provisoire de trois ans, le statut de "Collectivité territoriale" sera conservé pendant 25 ans. La nouvelle consultation qui devait avoir lieu en 1979 ne fut jamais organisée. Au contraire, la loi du 22 décembre 1979 prorogea celle de 1976 pour un délai de cinq ans . Lors de sa visite à Mayotte en 1986, le Premier ministre Jacques Chirac évite soigneusement de répondre aux attentes des Mahorais. "Le problème de votre appartenance à la France ne se pose pas. Le problème qui se pose, c’est celui de votre avenir ", dit-il à la foule. Les Mahorais attendaient pourtant beaucoup de lui, après avoir craint un retour forcé dans le giron comorien lors de l’élection à la présidence française de François Mitterrand, en 1981 - ce dernier, un ami d’Abdallah, n’a jamais caché son intention de réunifier l’archipel, sans passer aux actes.

Cette incertitude quant à l’avenir politique et statutaire de Mayotte se manifeste au cours des années1980 dans les investissements de l’Etat français dans l’île, très faibles – ce qui aboutit à de nombreuses manifestations dont une particulièrement violente en 1993, durant laquelle de nombreux bâtiments administratifs sont incendiés et détruits. La stagnation statutaire se double alors d’une stagnation économique et structurelle. Elle se caractérise également par l’absence de visa obligatoire entre Mayotte et les Comores indépendantes – un visa sera instauré en janvier 1995 par le gouvernement Balladur (droite), à la demande des élus mahorais.

Au niveau politique, ce provisoire ne cesse d’inquiéter les départementalistes, qui brandiront régulièrement, dans les années 1980, la "menace comorienne". Quand Mitterrand tente de réunifier les îles, les partisans à Paris de la sécession créent l’Association pour Mayotte française, à laquelle adhèrent Pierre Pujo et les futurs ministres Jacques Toubon et François Léotard.

A Mayotte durant cette période, quiconque ose s’opposer au MPM se fait qualifier d’indépendantiste. La "dictature" du MPM se fonde sur la peur du "retour au passé" et joue sur les sentiments pour imposer sa loi auprès de la population. Les premiers fondateurs d’une section locale du RPR en font les frais. "Quand on allait à partir de 1979 prêcher notre parole RPR dans les villages, on nous prenait et on nous jetait comme des détritus sur les dépotoirs", témoignait Mansour Kamardine , pourtant loin d’être un partisan de la réunification, en 1991 . Les militants du MPM s’en prennent également aux partisans du Front démocratique (parti marxiste prônant le retour de Mayotte dans l’ensemble comorien), exclus de toute vie sociale .

Hégémonique au sein du Conseil général, le MPM place ses principaux leaders aux postes clés : Younoussa Bamana à la présidence du Conseil général (de 1977 à 2004), Marcel Henry au poste de sénateur (jusqu’en 2004), Adrien Giraud à la tête de la Chambre professionnelle – il est aujourd’hui sénateur. C’est également le MPM qui fait élire les députés de son choix, en fonction de la couleur politique du parti au pouvoir : Younoussa Bamana en 1977 ; Jean-François Hory, du Parti radical, en 1981 lorsque la gauche arrive au pouvoir ; Henry Jean-Baptiste, de l’UDF, en 1986 (jusqu’en 2002), lors du retour de la droite aux affaires. L’ouverture politique n’interviendra qu’au milieu des années 1990, en même temps que l’implication plus importante de l’Etat dans l’île, avec l’apparition de nouveaux partis, qui tous (ou presque), qu’ils se situent à gauche ou à droite de l’échiquier politique métropolitain, se situent dans la ligne définie par l’UDIM : la départementalisation de Mayotte.

Une départementalisation qui pourrait finalement intervenir en 2009. Malgré les nombreuses réticences au niveau de l’administration et les atermoiements du gouvernement français, le calendrier ne laisse que peu d’alternative. Lors de la consultation du 2 juillet 2000 faisant suite aux Accords de Paris sur l’avenir de Mayotte signés en janvier 2000 entre le gouvernement et les différents partis politiques mahorais (à l’exception du Mouvement départementaliste mahorais, émanation du MPM, qui désirait une départementalisation immédiate), les Mahorais se sont prononcés à 73% en faveur d’un nouveau statut provisoire de "Collectivité départementale" censé conduire l’île vers le droit commun au bout de dix ans. Ils seront à nouveau appelés à voter en mars ou avril 2009 sur le statut de leur choix. Si l’intitulé de la question n’est pas encore connu, les départementalistes, majoritaires, espèrent qu’il s’agira "d’une question claire", comme l’a rappelé Adrien Giraud récemment , à laquelle les Mahorais répondront par "Oui" ou par "Non". Pour eux, cette consultation doit être la dernière de ce type, et doit aboutir à l’érection de Mayotte en DROM – et par extension en Région ultrapériphérique (RUP) de l’Union européenne. Une éventualité dénoncée par le président de l’Union des Comores, Ahmed Abdallah Sambi, lors de la dernière Assemblée générale de l’ONU, à New York .

Rémi Carayol


Site du CRESOI, Centre d’histoire de l’océan indien