Article envoyé au site Mom par Marc Grossouvre [1]
La version officielle
Ce qu’on en dit
La question des étrangers en Guyane et de leur situation vis à vis du droit au séjour est une question "sensible". Concrètement, cela veut dire qu’un certain nombre d’administrations refusent de communiquer leurs statistiques et qu’il est interdit de publier certains indicateurs. Par exemple, le Comité interministériel de contrôle de l’immigration (CICI) publie chaque année un rapport extrêmement détaillé contenant des centaines de chiffres et indicateurs sur la situation en France métropolitaine et se contente de 10 pages sur l’outre-mer [2] dont à peine deux sont consacrées à la Guyane. Cette loi du silence favorise l’expression de fantasmes les plus fous concernant la situation migratoire en Guyane et, en particulier, le volume de "l’économie souterraine", la délinquance ou encore l’attractivité de la Guyane. De plus, la valse des chiffres mélange allègrement les notions d’étrangers, d’immigrés et de population d’origine étrangère. Tout cela entretient une confusion qui empêche un vivre-ensemble constructif dans le département.
Actuellement, une sorte de consensus semble avoir été trouvé entre les chercheurs, les journalistes et le gouvernement autour d’une population étrangère de 72 000 personnes, dont 29 000 personnes en situation régulière. La Guyane compterait donc environ 43 000 [3] "clandestins" (terme utilisé par le CICI). En ce qui concerne la nationalité des étrangers présents en Guyane, il est dit que les Haïtiens représenteraient 30% des étrangers, les Surinamais 25% et les Brésiliens 23%.
Ce qu’on en fait
Ces chiffres ne sont pas anodins car ils fondent la politique de contrôle de l’immigration en Guyane. Et cette politique n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, passive. La Guyane a mis en place d’une législation d’exception locale particulièrement complexe. Contrôles d’identités, inspection des véhicules, barrages routiers à Bélizon et Iracoubo, destruction des bateaux transportant des étrangers en situation irrégulière et enfin, la possibilité d’expulser un étranger qui a contesté l’expulsion au tribunal administratif avant même que le tribunal ait statué [4]
La Guyane peut aussi se "vanter" d’expulser plus que tout autre département (exception faite de Mayotte où les chiffres dépassent l’entendement), environ 9 000 expulsions par an contre 29 000 pour toute la métropole. Une expulsion coûte plus de 20 000 € au contribuable [5] (garde, entretien du centre de rétention, transport, escorte et autres). Ainsi, au moins 180 millions d’euros sont dépensés chaque année en Guyane pour les expulsions. Cela fait plus de 800 € par habitant du département.
Ce qu’il en est réellement
Pourquoi douter ?
Le Réseau éducation sans frontières en Guyane (RESF) réalise un travail de terrain auprès des jeunes étrangers depuis près de 5 ans et plus nous avançons, plus nos observations contredisent les chiffres officiels. Les observations montrent que dans une famille d’étrangers, les "sans-papiers"
sont rares et les personnes en situation régulière sont fréquentes. Ensuite, les difficultés posées aux Haïtiens pour venir en Guyane, comparées à la facilité pour les Surinamais de traverser le fleuve semble difficilement compatible avec les chiffres proposés. Enfin, nous rencontrons peu de personnes arrivées récemment en Guyane et une grande partie d’entre elles, les enfants, n’ont pas choisi de venir. Cela contredit, sur le terrain, l’idée d’une Guyane ultra-attractive.
Ajoutons qu’il semble régner une confusion de chiffres à cause d’un amalgame entre immigrés et étrangers. Les immigrés sont les personnes nées à l’étranger avec une nationalité étrangère et qui sont venues en Guyane. Certains immigrés ont pu acquérir la nationalité française et ne sont donc
plus des étrangers. Les étrangers sont les personnes qui n’ont pas la nationalité française, quel que soit leur lieu de naissance. Ainsi, de nombreux étrangers sont nés en France et ne sont donc pas des
immigrés. Les médias ajoutent parfois une troisième catégorie : la "population d’origine étrangère" [6]
qui ne correspond à rien de concret et ne sert qu’à entretenir confusion et discrimination.
Comment vérifier ? Retourner aux sources !
Les sources sont vite consultées. D’une part, on a les données INSEE du
recensement 2008, d’autre part, on a les données de la préfecture de la Guyane concernant le nombre d’étrangers en situation régulière. Tout le reste est déduit de ces deux sources. La base de données de l’INSEE est publique [7]
et librement téléchargeable. Les données de la préfecture sont publiées dans les rapports du CICI, publics eux-aussi.
Ces sources ont leurs limites car, comme cela a été dit, l’INSEE supprime de sa base certaines données dites sensibles. Pour cette analyse, cela a des conséquences sur les données qui concernent les Surinamais en Guyane.
Finalement, on obtient des résultats (concernant la situation en 2008) précis à quelques centaines d’individus près. Les résultats de la présente étude sont arrondis au demi-millier le plus proche [8]. De même, les pourcentages sont arrondis en conséquence. Ce cadre de travail est largement suffisant pour obtenir des résultats significatifs.
Ce qu’on peut dire
L’INSEE recense donc, en 2008, 219 000 habitants en Guyane. Parmi eux, on compte 137 500 Français (63%) et 81 500 étranger (37%).
En ce qui concerne les nationalités, les étrangers se divisent en quatre groupes principaux :
20 000 Brésiliens (25%) , 20 500 Haïtiens (25%), 31 000 Surinamais [9] (38%) et 10 000 (12%)
regroupant les autres nationalités. Dans ce dernier groupe, on trouve 4 000 Guyaniens et 1 500
Chinois. Première surprise, les Surinamais sont beaucoup plus nombreux que les Brésiliens et les
Haïtiens.
- a) Les enfants
Voyons d’abord la part de mineurs dans la population étrangère en Guyane. Ce calcul est de la plus haute importance car tous les mineurs étrangers sont en situation régulière [10] et n’ont pas besoin de titre de séjour : ils sont au nombre de 32 000. Les enfants Haïtiens y sont nettement plus nombreux que les Brésiliens du fait d’une immigration haïtienne plus ancienne.
Parmi ces mineurs, 22 500 sont nés en France. Ceux-là seront Français au plus tard à leur majorité s’ils ont résidé en France au moins pendant cinq ans entre 11 et 18 ans [11]. Ils constitueront bientôt une force électorale non-négligeable et dont les hommes politiques du département doivent tenir compte. Or, actuellement, pour obtenir leur carte d’identité, ils doivent d’abord demander un certificat de nationalité au tribunal d’instance où ils reçoivent un accueil indigne de la République (refus d’enregistrer des dossiers, refus de rendez-vous, ton et paroles méprisants...). C’est pourtant leur première démarche de citoyens français.
Parmi les 9 500 enfant étrangers immigrés (qui ne sont pas nés en France), 8 500 résident en Guyane depuis un un âge antérieur à 13 ans : ils auront le droit de rester sur le territoire à leur majorité [12]
Restent donc 1 000 enfants étrangers immigrés susceptibles d’avoir des difficultés de régularisation à leur majorité. C’est très peu.
- b) Les adultes
La Guyane compte donc 49 500 étrangers majeurs, presque tous nés à l’étranger. Ils se répartissent en 12 000 Haïtiens (24%), 15 000 Brésiliens (30%) et environ 16 000 Surinamais (32%). Au premier janvier 2008, d’après la préfecture de la Guyane, 29 024 (59%) d’entre eux étaient détenteurs d’un titre de séjour, à savoir 8 773 Haïtiens (73% des Haïtiens), 6 672 Brésiliens (44% des Brésiliens) et 7 324 Surinamais (46% des Surinamais).
Parmi les étrangers restant, combien ont un dossier en cours d’examen en préfecture ? Cette question a son importance. En effet, tous ceux qui demandent une première carte de séjour ou demandent le renouvellement de leur carte de séjour sont en possession d’un récépissé [13] qui les autorise à rester sur le territoire en attendant que leur dossier soit traité. Ils ne sont donc pas des sans-papiers. Le préfet de la Guyane a déclaré en 2010 que le "stock" en cours de traitement au service de l’immigration était de 4 000 dossiers [14].
Calculons maintenant le nombre de sans-papiers :
49 500 étrangers – 29 000 cartes de séjour – 4 000 dossiers en cours = 16 500 sans-papiers
- On peut donc dire qu’il y a environ 16 500 sans-papiers en Guyane. Parmi ces sans-papiers, on peut estimer que 15% sont Haïtiens, 40% Brésiliens et 40% Surinamais.
Mais alors, pourquoi le CICI et certains chercheurs parlent de 40 000 étrangers en situation irrégulière ? Leur calcul est le suivant : 72 000 étrangers moins 29 000 étrangers titulaires d’une carte de séjour donnent 43 000. Avec une grossière erreur : ils oublient de retirer les mineurs. Et une erreur politique : ils oublient de retirer les étrangers en cours de régularisation ou en cours de renouvellement de titre de séjour. Ces erreurs sont inexcusables.
- c) Immigration, la Guyane est-elle attractive ?
La Guyane compte 66 500 immigrés. 13% d’entre eux sont devenus Français par naturalisation. Le flux d’immigrés a connu un pic entre 1998 et 2003 à un rythme de 2 500 nouveaux arrivants chaque année. Mais ce flux a fortement chuté et sur les 5 dernières années, il est tombé à 1 500 nouveaux arrivants annuels. Que s’est-il passé ? L’immigration des Haïtiens s’est effondrée (moins de 300 arrivées annuelles sur les 5 dernières années), de même que l’immigration des Surinamais. L’immigration des Brésiliens a augmenté et semble s’être stabilisée aux alentours de 1 000 arrivées annuelles. Si le flux de Brésiliens suit une évolution comparable aux Haïtiens et aux Surinamais, le flux de migrants en provenance du Brésil devrait se tarir d’ici 2013. Et personne ne se bouscule pour les remplacer puisque les flux migratoires des autres nationalités restent insignifiants. Déjà, on a connaissance de cas de Brésiliens expulsés à Macapá qui y restent car ils y trouvent un emploi. Il faut donc relativiser le mythe de la Guyane attractive.
En fait, la Guyane compte seulement 58 000 étrangers immigrés (nés à l’étranger) dont 41% sont arrivés en France alors qu’ils étaient mineurs et pour qui la Guyane n’est donc pas un "choix de vie". Restent donc 34 500 étrangers majeurs qui ont choisi d’immigrer en Guyane. C’est ce chiffre que l’on doit considérer si l’on veut "mesurer" l’attractivité de la Guyane. Et force est de constater que la Guyane n’est pas si "envahie" qu’on voudrait nous le faire croire en brandissant le nombre d’étrangers présents sur le territoire.
Bilan : construire un vivre-ensemble
Que faire avec ces 16 500 sans-papiers ? Créons, par exemple, un statut frontalier pour les Surinamais qui vivent dans leur immense majorité sur le fleuve Maroni. On en aura fini avec 6 500 de ces situations inhumaines pour permettre une vie normale à des gens qui, de toutes façons, vivent sur le fleuve. Et si, en plus, on décide d’un statut frontalier pour les Brésiliens, alors, on règle la situation de 6 500 personnes supplémentaires. Il ne resterait que 3 500 étrangers à régulariser pour que plus personne en Guyane ne soit forcé à travailler au noir. Cela permettrait d’augmenter d’autant les rentrées fiscales de la Guyane.
Régulariser les sans-papiers, ce fut le choix du Brésil qui compte plus de
600 000 immigrés, en 1998 et en 2009 (90 000 régularisations [15]). Ce fut aussi le choix de la Belgique en 2009 (25 000 régularisations) [16]. C’est aussi ce que veut faire la Pologne pour les étrangers présents depuis plus de 4 ans. En 2006, l’Allemagne a régularisé 200 000 [17]l déboutés du droit d’asile. Ce sont des perspectives qu’il faut prendre en compte si l’on veut œuvrer au développement de la Guyane.
Mais le bénéfice de la régularisation ne s’arrête pas aux rentrées fiscales. Toujours d’après les données de l’INSEE, dans la population de plus de 20 ans qui a un travail, un Français de naissance sur 30 est un employeur. Mais c’est un immigré sur 20 qui est un employeur et parmi les enfants d’immigrés nés en France, un travailleur sur 16 est un employeur. Les immigrés et surtout leurs enfants sont donc économiquement plus dynamiques que les Français de naissance : ils sont deux fois plus souvent créateurs d’emplois !