Mayotte- Les cadis rendent la justice

Rémi Carayol dans Libération, 30 mars 2011
mercredi 30 mars 2011

Demain, l’île devient le 101e département français. Ce nouveau statut sonne le glas du droit coutumier, exercé depuis la colonisation en 1841.

par Rémi CARAYOL Envoyé spécial à Mayotte - Photos VINCENT NGUYEN

Ben Kassim Ali Hamidi n’est pas du genre à se laisser aller. Chemise rayée, cravate élégamment serrée, pantalon à pinces et chaussures à talons cirées, cet homme d’une quarantaine d’années tient sa fonction en estime. Il est devenu greffier en 2007 parce qu’il a la foi, et ce n’est pas la lente agonie de la justice coutumière du cadi qu’il sert qui va l’atténuer. Il en faut des convictions pour tous les matins se rendre sur son lieu de travail et attendre des usagers qui ne viendront pas. Ben Kassim Ali Hamidi a beau assurer que « le tribunal reçoit toujours beaucoup de monde », le jour de notre rencontre, un jeudi de février, il n’y avait personne. La veille non plus. Pas plus que les jours suivants. Il semble loin le temps où le tribunal de M’tsapéré, un quartier populaire de Mamoudzou, le chef-lieu de l’île de Mayotte, accueillait une quinzaine de personnes chaque matin. Parfois, les jours de grande affluence, les gens devaient faire la queue devant la maison blanche transformée en tribunal.

Désormais, dans une ambiance de fin de règne, les deux secrétaires tuent le temps comme elles peuvent. La pièce d’à côté - là où, il y a quelques mois, le cadi réglait les conflits dans la plus grande discrétion - est plongée dans la pénombre. La lumière qui passe à travers les volets à moitié clos laisse entrevoir des armoires d’archives classées par années. Au sol s’entassent une demi-douzaine de bonbonnes d’eau vides. La photocopieuse est éteinte. Seul signe de vie : le ronflement de la climatisation.

Deux droits en vigueur
Au fond, dans son bureau, Ben Kassim Ali Hamidi reçoit un de ses confrères : le greffier de Sada (la principale ville de la côte ouest), Soumaïla Inssa, est venu partager son désarroi. Le cadi, lui, n’est pas là. « Il est en congé », explique Ben Kassim Ali Hamidi. Ils sont nombreux dans ce cas, parmi les dix-huit cadis de l’île. Tant qu’à être au chômage technique, autant rester chez soi. Depuis neuf mois, ces hommes sont toujours payés par leur employeur, le conseil général, mais ils n’ont plus d’existence légale. Une ordonnance adoptée par le gouvernement en juin 2010 leur a ôté leurs dernières compétences. L’Etat ne s’en était pas caché : la départementalisation de l’île, qui sera effective le 31 mars, devait entraîner de facto la fin de ces juges coiffés d’un koffia qui coexistaient tant bien que mal depuis cent soixante-dix ans avec d’autres juges, vêtus eux d’une robe noire.
Lorsque la France occupe Mayotte en 1841, elle concède à ses habitants le droit d’être jugés par leurs pairs. Au fil des années, l’administration coloniale implante deux systèmes. Le premier, de droit français, règle les litiges impliquant des citoyens français ou des étrangers. Le second, basé sur les pratiques locales en matière de droit musulman et de coutume, permet d’administrer les « indigènes » par l’intermédiaire de cadis à qui l’on attribue peu à peu, en plus de leur pouvoir judiciaire civil, des missions de notaires et d’officiers d’état civil. L’accession des indigènes au statut de citoyens français, en 1946, ne fait pas disparaître le droit local. Mais l’évolution de la société, la révision de l’état civil et l’application de plus en plus large du droit commun sur l’île ont fini par brouiller les frontières entre les usagers des deux systèmes. « Personne à Mayotte ne sait plus de quel droit relève son statut civil », constate Yves Moatty, le seul juge aux affaires familiales (JAF) que compte le tribunal de première instance de Mamoudzou, en poste à Mayotte depuis une dizaine d’années. Les magistrats eux-mêmes ne s’y retrouvent plus. « On a parfois deux justices qui font le même travail en même temps. Un homme peut saisir le cadi, sa femme le tribunal de droit commun et on en arrive à rendre deux décisions au même moment ! » témoignait l’un d’eux en 2008.

Jugements anachroniques
Il devenait urgent de réformer le système. « On aurait pu moderniser cette justice, utiliser le savoir des cadis, mais il fallait s’en donner les moyens. Au lieu de ça, on a préféré tout effacer », déplore Yves Moatty. Selon un rapport sénatorial datant de 2008, les cadis étaient mal formés :« La plupart ont suivi une formation en droit coranique, parfois à l’étranger, mais aucun n’a de formation universitaire en droit français. » Le même rapport dénonçait « la quasi-inexistence de règles procédurales, la méconnaissance du principe de l’enquête contradictoire et de la représentation par un avocat ». Les juges coutumiers, accusés de rendre « une justice aléatoire », sont devenus la principale cible de l’administration.
« Leurs jugements étaient souvent arbitraires, observe Faouzia Cordjee, la présidente à poigne de l’Association pour la condition féminine et d’aide aux victimes. Ils favorisaient trop souvent les hommes. J’ai vu des femmes répudiées obtenir une pension alimentaire de 45 francs à l’époque alors qu’elles avaient quatre enfants. Mais si on les avait formés, je pense que ça aurait été différent. Ils avaient un rôle à jouer. »
Mais ils n’avaient pas bonne presse à Paris. Des cas de jugements anachroniques ont fini par saper leur image. Celui du cadi de Labattoir (sur l’île de Petite-Terre), rendu en 1991, avait marqué les esprits, bien que finalement annulé par le tribunal d’appel : une femme et son amant qui avaient décidé de vivre ensemble avaient été condamnés, suite à la plainte du mari, à être enterrés vivants. « Ces exemples sont rares, soutient Oumar Ben Ibrahim. Nous ne pratiquons pas la charia stricte. Ici, les lois islamiques sont tempérées par les coutumes locales. Même quand on jugeait des délits, il n’a jamais été question de lapider quelqu’un. »

Oumar Ben Ibrahim est la mémoire vivante de la corporation. Depuis des années, il fait office de secrétaire particulier du grand cadi, le chef suprême des juges coutumiers. Dans son bureau, situé dans les hauts de Mamoudzou, pas d’ordinateur, un téléphone enfoui sous la paperasse, quelques journaux du cru, des tas de dossiers. Et des relents d’amertume. « C’est vrai qu’on avait été prévenu, dit-il, avec un air absent. Déjà en 2001, il était prévu que les cadis deviennent de simples médiateurs. Mais ça n’avait jamais été appliqué. En 2003, l’Etat avait décidé que c’était à l’intéressé de choisir entre le cadi et le juge de droit commun pour régler ses conflits. Nous pensions que cela perdurerait. Pour les gens, c’est naturel d’aller chez le cadi. Ils ont des tas de raisons pour ne pas se rendre au tribunal de la République : ils ne parlent pas français, ne connaissent pas la loi, n’ont pas l’argent pour payer les avocats. Et puis, c’est tellement plus long. »

Ici, la grève nationale des magistrats consécutive à l’affaire Laëtitia dans l’Hexagone, en février, a eu un écho particulier. «  Depuis des années, nous étions en sous-effectif. Et voilà que, du jour au lendemain, on est censés pallier le départ de dix-huit cadis ! » s’offusque un juge d’application des peines (JAP). En juin, le nombre de magistrats doit doubler dans l’île. Une augmentation bienvenue : en 2010, les services du juge aux affaires familiales (JAF) ont enregistré 912 nouveaux dossiers, mais 839 sont encore en attente d’une saisie informatique.

Confidentialité
Un autre problème se pose aux juges de droit commun : « On nous demande de juger des personnes encore régies par le statut de droit local. Mais nous n’avons aucune compétence en la matière ! C’est absurde », grogne Yves Moatty. Un petit tour par les archives du tribunal de M’tsapéré permet de comprendre ses inquiétudes. Au hasard des comptes rendus d’audiences, le greffier Ben Kassim Ali Hamidi nous traduit un jugement datant de 2003, consigné en arabe : « Une femme vivant dans le sud de l’île est venue se plaindre de son mari qui passait trop de temps chez sa seconde épouse, plus jeune. Le cadi les a convoqués tous les trois. L’homme a expliqué qu’il travaillait à Mamoudzou et qu’il était plus simple pour lui d’y rester toute la semaine. Le cadi a décidé qu’il devrait faire une semaine chez l’une, une semaine chez l’autre. Tout le monde a acquiescé. » Et de poursuivre : « Comment un juge de droit commun aurait-il pu régler cette affaire ? L’institution cadiale, ce n’est pas un petit service, c’est le noyau de l’identité mahoraise ! »
Les cadis sont « de très bons conciliateurs », explique Yves Moatty. De vrais juges de proximité, quand les hommes en robe, eux, sont perçus comme des personnes inaccessibles par la majorité de la population. Et puis, « à Mayotte, on n’a pas l’habitude de dévoiler sa vie privée sur la place publique, ajoute Saïd Chakrina. Ici, tout se passe dans la confidentialité ». Greffier depuis cinq ans au tribunal de Labattoir, ce fin lettré de 35 ans, qui a étudié l’arabe au Qatar, a mal vécu l’agonie de la justice cadiale. Posé sur son bureau à côté du code civil et du code pénal, le cahier noir de fréquentation du tribunal en atteste : en 2007, le cadi avait traité 1 255 affaires ; en 2010, 818 ; ces derniers mois, pratiquement aucune.

Zalifat Abdallah, une femme d’une quarantaine d’années, venue se plaindre du non-versement de sa pension par son ex-mari, est repartie bredouille du tribunal. Elle ne comprend pas pourquoi elle doit se rendre à Kawéni, où se trouve le tribunal de première instance. C’est loin et cher - il faut prendre la barge qui relie la Petite à la Grande-Terre, puis un taxi - et c’est compliqué. « Je ne parle pas français. Qui va comprendre mon problème ? » Et puis, finit-elle, « je n’ai pas envie qu’il aille en prison ! » Un mythe comme tant d’autres qui prêtent à la justice française des visées démoniaques.
Si les jeunes générations perçoivent la justice cadiale comme une institution révolue et font confiance aux hommes en robe, nombre de Mahorais pensent que les cadis continueront à officier en douce. D’abord parce que les sans-papiers, qui représentent près d’un tiers de la population de l’île, préfèrent venir voir ces juges auxquels ils font confiance, plutôt que les autorités d’un État qui les traque (26 000 reconduites à la frontière en 2010). Ensuite parce que les anciennes générations ont toujours fonctionné ainsi. « Cela va faire comme avec la polygamie. L’interdiction ne changera rien, prédit Saïd Omar Oili, l’ancien président du conseil général, aujourd’hui dans l’opposition. A Mayotte, l’État ne représente rien. Ce qui importe, c’est le village et la religion. »