EMISSION DE FRANCE CULTURE
JEUDI 15 SEPTEMBRE 2022 avec Elise Palomares
Résumé
Opération île morte à Mayotte et jusqu’à nouvel ordre : telle est l’ampleur de la décision des élus et de différents collectifs citoyens de l’île pour protester contre la violence et la délinquance. Nous recevons Elise Palomares, socioanthropologue, maîtresse de conférences à l’Université de Rouen.
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Trois semaines après la visite du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui a pourtant promis une éventuelle suspension du droit du sol, des armes et des camps de redressement, l’ordre public ne semble pas s’améliorer à Mayotte et ses 280 000 habitants. On peut craindre de nouvelles émeutes. Pour tirer au clair les ressorts de cette colère, nous sommes ce matin avec Elise Palomares, socioanthropologue et maîtresse de conférences à l’Université de Rouen.
Opération île morte
L’association des maires entend fermer toutes les écoles, les administrations publiques locales, les mairies, le conseil départemental, le CCAS, la caisse des écoles et demander au conseil départemental qu’aucun transport scolaire n’ait lieu, et ce pour "rétablir la paix, la sécurité et la tranquillité publique", avant de conclure son communiqué par "nous aussi nous avons le droit d’avoir une vie normale".
On s’attend à des routes et des administrations bloquées sur l’île, un répertoire d’actions classiques selon Elise Palomares, comme en 2018 avec sept semaines de barrages filtrants. La nouveauté d’ampleur qui caractérise cette opération île morte est qu’elle soit emmenée par des élus. Le point commun de toutes ces mobilisations qui ont émaillé la vie sociale et politique à Mayotte est qu’elles s’adressent à l’Etat français, même avant la départementalisation.
La délinquance à Mayotte
"On peut distinguer au moins deux phénomènes à Mayotte principalement de la petite délinquance de survie, c’est-à-dire des vols dans les champs, des vols à l’étalage. Ça peut aller des vols de sac à main aux vols à l’arraché, mais cela reste encore une fois pour se nourrir, pour trouver un abri", selon la socioanthropologue cette délinquance de survie est incarnée "principalement par des mineurs étrangers, pour certains très isolés, ou avec des avec peu de liens (…) D’un point de vue démographique (…) 95 % des étrangers qui sont à Mayotte sont de nationalité comorienne".
Distinction très importante selon Elise Palomares* : "Il faut distinguer le phénomène de la petite délinquance de survie, du phénomène de bandes, qui lui peut entraîner des actions beaucoup plus violentes, des trafics divers et peut donner lieu à des affrontements entre bandes concurrentes. Ce sont des bandes de garçons qui ont un très fort ancrage local, mais c’est comme en France métropolitaine. C’est un phénomène qui prend d’autant plus d’ampleur que la socialisation à l’intérieur de la bande prend le pas sur tout le reste".
*Elise Palomares tient à nous souligner que les jeunes gens qui composent ces bandes viennent de tous les horizons ; Mayotte, les Comores, Madagascar et même de la métropole.
La lecture qui en est faite
Elise Palomares résume ainsi la lecture de la délinquance par la population : "c’est l’idée selon laquelle l’immigration serait la source de tous les problèmes de l’île" avant de nous préciser les tenants et aboutissants : "Les délinquants seraient les jeunes immigrés originaires des îles voisines et la solution, ce serait d’employer tous les moyens les plus radicaux contre eux avec un leitmotiv qui a été entendu au fil des mobilisations : ’Si vous ne vous en chargez pas, nous allons le faire nous-mêmes’. C’est le paradoxe du vigilantisme, c’est-à-dire qu’on prétend enfreindre la loi pour mieux la faire respecter. (…) Et le terme qui est utilisé, ce sont des bandes armées qui séviraient sur le territoire. Et vous voyez bien la différence qu’il y a à parler de bandes de jeunes et de bandes armées qui sévissent sur le territoire".
Les conséquences d’une telle lecture
La pauvreté persistante, le manque de protection sociale, les problèmes de logement, et même la pollution du lagon sont attribués à l’immigration, avec une suspicion particulière pour les Comoriens. Conséquence, depuis quelques années on peut observer sur l’île le phénomène effrayant du "décasage", qui consiste à expulser de chez eux des habitants identifiés comme comoriens.
Selon notre chercheuse, ces phénomènes de décasage seraient orchestrés par les mobilisations citoyennes de lutte contre la délinquance et des problèmes sociaux : "Certains ont reçu des courriers les enjoignant à partir. Très peu d’entre eux sont propriétaires. Souvent, ils sont locataires de propriétaires qui eux, sont mahorais. (…) Et ceux qui n’étaient pas partis se sont vus menacés par des groupes d’habitants qui sont venus autour des maisons, les enjoindre à partir, qu’on détruit ensuite les portes, les fenêtres, de sorte que ces logements soient devenus inutilisables. Et donc expulsés de manière planifiée, organisée, prévue à l’avance, annoncée par voie de presse et d’affichage. Tous les week-ends, tout le printemps 2016, on avait à peu près 300 familles qui étaient expulsées de chez elles chaque week-end et qui se retrouvaient sur le bord de la route".
Des opérations opérées sous l’œil des autorités françaises avec des gendarmes qui assistait au décasage, et Elise Palomares nous préciser que "Les gendarmes sont là et ils ont ordre de ne pas intervenir pour ne pas ajouter du trouble à l’ordre public. Et donc ils ont ordre de n’intervenir que si le sang coule (…) non seulement ils ont assisté de manière passive à ces dégazages, mais surtout ils ont contribué à participer au tri qui était effectué ensuite parmi les personnes délogées qui étaient, pour certaines de nationalité française, d’autres en situation régulière et d’autres en situation irrégulière. Et les personnes en situation irrégulière ont été expulsées du territoire".
Elise Palomares nous interroge. Les Mahorais ont demandé la citoyenneté française dans l’espoir d’obtenir l’égalité avec les citoyens de la métropole : la liberté de circuler, de partir, de revenir, de s’installer. "Mais on peut s’interroger. Est-ce que l’égalité, la vie normale, le statut de citoyen à part entière, peut-il être atteint en demandant à l’État de brutaliser les délinquants, de les enfermer, d’expulser toujours plus de citoyens en situation irrégulière et irrégularisés par la législation qui elle-même change, de déscolariser, détruire des quartiers, de remettre en cause le droit du sol, de militariser la frontière avec les îles voisines. Est-ce que c’est ça qui va permettre d’en sortir ? (…) Mayotte semble prendre un chemin dont on ne voit pas bien ou il mène parce qu’il ne reconnaît pas sa jeunesse comme étant la sienne".