Mayotte, la révolte des jeunes prend le relais des manifestations
Mediapart, 12 octobre 2011
Un article de Rémi Carayol à Mayotte
Vendredi dernier à Longoni, au nord de Mayotte. L’île en est alors à son dixième jour de grève générale « contre la vie chère ». La paralysie est totale : commerces fermés, administrations au ralenti, transports inexistants... Du jamais vu dans ce petit territoire devenu, le 31 mars dernier, le 101e département français. Depuis le 27 septembre, les trois principales centrales syndicales et des associations de consommateurs, soutenues par la majorité de la population et la plupart des élus, exigent la baisse des prix d’une dizaine de produits de première nécessité (riz, ailes et cuisses de poulet, lait, huile, sable, gaz...) et leur alignement sur ceux pratiqués dans le département voisin de la Réunion.
Depuis quelques jours, ce vendredi 7 octobre, l’île vit donc au rythme des heurts entre les gendarmes et les manifestants. A Longoni comme dans de nombreux autres villages, des jeunes érigent un barrage sur la route, à deux pas du seul port de l’île, là où transitent toutes les importations. Inquiet, le directeur du port craint qu’ils n’investissent les lieux. Il appelle à l’aide. Des gendarmes accourent et, selon divers témoignages, sont accueillis par des jets de pierre. Pris en étau, selon une source officielle, ils font d’abord usage de gaz lacrymogène ; puis l’un d’eux, voyant un de ses collègues menacé, sort son flashball et tire. Nasri, un garçon de 9 ans qui se trouvait à onze mètres, est touché. Verdict : un œil en moins et de multiples fractures.
Immédiatement, le préfet, Thomas Degos, ordonne une enquête de service. Le procureur de la République, Philippe Faisandier, ouvre de son côté une enquête judiciaire. Il s’agit de calmer les esprits déjà très échauffés. Trois jours plus tard, le procureur annonce, lors d’une conférence de presse, que le gendarme a été mis en examen pour « violences avec arme, sur mineur de 15 ans, par personne dépositaire de l’autorité publique, dans l’exercice de ses fonctions ». Et lance cet avertissement : « Il y a de plus en plus d’enfants au milieu des adultes. J’en appelle aux parents pour qu’ils extraient leurs enfants de ce contexte trop dangereux. »
Ce même vendredi, un autre enfant a été hospitalisé dans un état préoccupant après avoir été percuté par un chauffeur de taxi qui tentait de forcer un barrage, en Petite Terre.
54% de moins de 20 ans
« Les chevaux sont lâchés. C’est impossible de les retenir », analyse Mohamed, un enseignant. Par chevaux, il faut entendre « les jeunes » âgés de 10 (parfois moins) à 18 ans. « Des gamins qui n’ont rien à perdre, et sur lesquels les adultes n’ont aucune prise. » Surtout en cette période de vacances scolaires, qui s’achève dimanche prochain.
Ce sont eux qui, après quelques jours de manifestations, ont pris le relais de la contestation. D’abord à Kawéni, M’tsapéré et Passamaïnty – la banlieue de Mamoudzou, le chef-lieu. Puis en brousse. A plusieurs reprises, ils ont adopté la même tactique : « En contrebas d’une colline, ils érigent un barrage avec des pneus brûlés, des troncs d’arbre ou des carcasses de voiture, attendent les gendarmes, puis les canardent depuis la colline », raconte un habitant de M’tsapéré.
Selon le préfet, ces bandes « n’ont rien à voir » avec les revendications des manifestants. Il est vrai que ce ne sont pas eux qui font les courses et, pour certaines familles, se prennent la tête quand la fin du mois arrive et qu’il ne reste plus rien, ni dans le frigo ni dans le porte-monnaie. Mais ce moment, assure Djamal [nom d’emprunt], un adolescent qui habite le quartier de Kawéni, ils l’attendaient depuis longtemps. « Le préfet dit qu’on n’a pas à manifester. Mais nous aussi on est touchés par la baisse du pouvoir d’achat. Et quand on voit nos parents se faire agresser par les forces de l’ordre, on réagit. C’est normal, non !? »
Le malaise de la jeunesse mahoraise n’est pas une découverte. Voilà plusieurs années que Saïd Omar Oili, qui présida l’assemblée départementale entre 2004 et 2008 et en est toujours membre – il appartient à la majorité de centre-gauche sortie des urnes en mars dernier –, lance des avertissements. « On est sur une bombe à retardement. Tout le monde le savait, mais personne n’a rien fait. On voit le résultat aujourd’hui. » Et d’énumérer, pêle-mêle, des chiffres saisissants : avec une moyenne d’âge de 22 ans, la population de l’île est la plus jeune de tous les territoires français ; 54% de ses habitants ont moins de 20 ans ; on estime entre 3.000 et 6.000 le nombre de « mineurs isolés » – la plupart, nés sur le sol mahorais, ont vu leurs parents, en situation irrégulière, reconduits vers les îles voisines.
Certains d’entre eux ne sont pas scolarisés. « Ils n’ont rien à perdre », affirme Mlaïli Condro, un enseignant. Les autres, ceux qui iront au bout de leur cursus scolaire et sortiront avec un joli diplôme, ne savent pas où ils pourront bien trouver du travail. Officiellement, le taux de chômage est de 17% des actifs. Il est en fait beaucoup plus élevé.
Le secteur privé, embryonnaire et concurrencé par les pays voisins où les salaires sont dix fois moins élevés, est incapable d’absorber les nouveaux actifs, et les administrations locales, en grandes difficultés financières, réfléchissent à comment se débarrasser de leurs trop nombreux agents... Les exemples sont légion de jeunes diplômés restés sur le carreau ou obligés d’accepter un emploi qui n’a rien à voir avec leur formation.
« La famille a disparu »
La départementalisation, votée à 95% par les Mahorais en 2009 et devenue effective le 31 mars dernier, n’a fait que décupler la colère. « Pendant des années, on nous a fait croire que le département serait la solution à tous nos problèmes », dénonce Djamal. « “Avec le département, vous aurez tout : l’argent sans travailler, le RSA, le chômage, etc.”, nous disaient les politiques. Aujourd’hui, on se rend compte que c’était du vent. »
Sur vingt-deux revenus sociaux, on n’en compte que quatre à Mayotte. Le Revenu de solidarité active (RSA) a bien été promis pour le 1er janvier 2012, mais il ne représentera que 25% du niveau métropolitain – soit pas plus de 150 euros... « Comment vous croyez qu’on peut vivre avec ça ? », lâche Djamal. « Ne vaut-on que le quart des autres Français !? »
Cette question, beaucoup de Mahorais se la posent, notamment les jeunes qui ont vécu en métropole et ont subi des propos racistes. Mais il faut chercher la source de cette colère plus loin encore. Dans la cassure générationnelle : « On ne maîtrise plus nos enfants. En quelques années, on est passés d’une société de cueillette à une société de l’Internet sans acquérir les outils nécessaires », explique Saïd Omar Oili. « On a deux cultures qui se superposent mais qui ne se complètent pas : la première est celle des parents, la seconde celle des enfants. » Dans l’abandon de leur rôle par les parents : « Dès qu’une difficulté se présente, on envoie son enfant dans la famille en métropole ou à la Réunion. Les parents ont complètement démissionné. » Et dans la perte de repères : « Ils ne savent pas qui ils sont », affirme un éducateur qui travaille en Petite Terre. « Je les compare aux jeunes de banlieue. Ils sont nés Français, mais ont l’impression qu’ils ne font pas vraiment partie de la communauté nationale, et qu’ils n’auront jamais la même chance que les autres Français, ceux de métropole ou même ceux de la Réunion. Forcément, un jour, leur colère éclate ! »
Les premiers affrontements entre cette génération et les forces de l’ordre remontent à 2008. Les auteurs de ces violences n’étaient pour la plupart pas des jeunes issus des milieux les plus déshérités, mais de familles aisées. Ils n’avaient donc pas l’excuse de la misère sociale. Mais celle, d’un réel sentiment d’abandon. « Ces jeunes n’ont plus aucun cadre », expliquait alors un travailleurs social. « Ni l’école coranique, où ils ne vont plus, ni l’école laïque, où ils échouent. La famille, elle, a disparu parce que justement, à l’école laïque, on a appris à mépriser tout ce qui fait notre culture. Quand ils reviennent à la maison, ces jeunes sont démunis. »
A l’époque, un collectif de rappeurs dénonçait les abus policiers dans ses chansons. L’un d’eux clamait ceci : « Nettoyez au karcher la flicaille de Mayotte / Arrêtez de nous plaquer, menotter, tabasser / Arrêtez de contrôler nos frères anjouanais, sinon on nique tout / Cocktail molotov, une batte dans le coffre, au cas où on m’les chauffe ».
Avec ce mouvement contre la vie chère, qui en est ce mercredi à son quinzième jour – un record pour l’île –, certains sont passés à l’acte.