Article publié le 25 avril 2018 dans le Blog Mediapart de Rémi Carayol
par Rémi Carayol (journaliste), Marie Duflo (membre du Gisti), Lisa Giachino (journaliste), Isabelle Mohamed (libraire), Mohamed Nabhane (professeur agrégé d’arabe retraité, auteur).
Le Monde a publié le 27 mars une tribune du sénateur de Mayotte alors que l’île était agitée par une crise sociale. Ce texte recycle les inepties que les partisans de "Mayotte française" répètent depuis des décennies. La réponse collective qui suit était destinée à être publiée sur le site du Monde qui, en dépit de son combat contre les "fake news", n’a pas jugé utile de la publier. La voici...
Chaque crise que traverse l’île de Mayotte charrie son lot de contre-vérités.
Il est vrai que les partisans de « Mayotte française » ont, en la matière, acquis une véritable expertise – eux qui clamaient déjà il y a quarante ans, au moment où se jouait l’avenir de leur île, que les Mahorais n’avaient rien à voir avec les autres habitants de l’archipel des Comores, allant jusqu’à prétendre que Mayotte était chrétienne à 90% et qu’ils risquaient de subir rien de moins qu’un « génocide » si la France les abandonnait. Leurs arguments n’ont guère varié depuis. On pourrait les résumer ainsi : pour expliquer leur choix de rester sous le giron du colonisateur, il leur faut prouver qu’il s’agissait à l’époque, et qu’il s’agit toujours, de rejeter une autre colonisation, celle des Comoriens ; pour cela, il leur faut donc répéter, répéter et encore répéter qu’ils n’ont rien à voir avec eux.
La tribune publiée le 27 mars sur le site du Monde, intitulée « Mayotte : il faut « appliquer une politique diplomatique ferme à l’attention de l’Union des Comores » », en est un condensé. Co-signée par Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte et avocat de profession, et Nathalie Trousseville, présentée comme avocate et qui est, par ailleurs, l’une des attachées parlementaires de M. Soilihi, cette prise de position enfile les mensonges comme d’autres les perles.
Ces deux avocats de la cause mahoraise nous expliquent tout d’abord que la décision de la France de comptabiliser, lors de la consultation sur l’indépendance du 22 décembre 1974, les résultats île par île (l’archipel en compte quatre : Anjouan, Grande-Comore, Mayotte et Mohéli), et non plus, comme prévu, les résultats sur l’ensemble des quatre îles, scellant ainsi le démantèlement de l’archipel, « aurait été prise en violation du droit international ». Aurait ? Le conditionnel, ici, est impropre. Il vise à semer le doute. Si l’on veut être honnête, il faut pourtant écrire que cette décision « a » été prise en violation du droit international – en l’occurrence, du point 6 de la « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples colonisés » des Nations unies, qui date du 14 décembre 1960, et qui stipule que « toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies ».
Cette décision, ainsi que le choix de la France de continuer à administrer Mayotte, sera condamnée par l’Assemblée générale des Nations unies dès 1976, à une écrasante majorité (102 voix contre une seule, celle de la France, et 28 abstentions). Et à nouveau en 1977. Puis en 1979, en 1980, en 1981… Et ainsi de suite jusqu’au milieu des années 1990. Rappelons d’ailleurs que pour l’ONU, Mayotte est encore aujourd’hui une île comorienne.
Ajoutons enfin, par souci du détail, que contrairement à ce qu’écrivent nos deux avocats, les électeurs d’Anjouan, de Mohéli et de la Grande-Comore n’ont pas voté à 95% en faveur de l’indépendance le 22 décembre 1974, mais à plus de 99%. C’est le total des quatre îles qui s’élève à près de 95% (en réalité, 94,57% soit 153 158 voix). A Mayotte, où l’on a enregistré le plus faible taux de votants (77,9%, contre 94% à 96 % dans les autres îles), 63,22% des 13 977 électeurs ont voté contre l’indépendance, soit 8783 voix ; 5110 voix s’étaient prononcées pour.
Plus loin, ces amateurs d’histoire expliquent doctement que « durant près d’un demi-siècle, Mayotte est restée, dans l’archipel, la seule île sous souveraineté française ».
Soyons fair-play, reconnaissons-leur cela : il s’agit d’une vérité. Par contre, on ne voit pas en quoi il s’agirait d’un argument fondant une spécificité sociétale et expliquant la séparation de 1975. Faut-il rappeler aux auteurs que, durant ce laps de temps, la France ne fit rien pour améliorer le quotidien des Mahorais ? Faut-il leur expliquer qu’il en fut de même partout ailleurs sur le continent africain, que jamais la France ne prit le contrôle d’un territoire d’un coup d’un seul, et donc qu’il ne s’agit en aucun cas d’une spécificité proprement mahoraise ?
D’après les auteurs, qui n’hésitent pas à remonter aux temps immémoriaux pour valider leur thèse, la situation actuelle découlerait d’une « opposition originelle entre les îles composant l’archipel qui a conduit les Mahorais, régulièrement victimes de razzias depuis le XIIIe siècle, à réclamer la protection de la France ». Ce raccourci historique laisse entendre que les Comoriens des autres îles perpétraient des razzias à Mayotte. C’est faux : les razzias, commises à partir du XVIIIe siècle, étaient le fait de guerriers venus de Madagascar en pirogue, qui enlevaient toutes les personnes qu’ils pouvaient pour les réduire en esclavage. Les récits indiquent qu’ils semaient la terreur à Mayotte, mais aussi dans le reste des Comores – les habitants sonnaient l’alerte en allumant un grand feu, signalant le danger d’une île à l’autre ; à Iconi (Grande-Comore) les femmes se sont jetées à la mer pour échapper à la captivité.
Il est vrai qu’il existait, par ailleurs, des rivalités entre les sultans des îles de l’archipel – en dépit de leurs liens familiaux – ainsi qu’une domination des élites de Grande Comore et Anjouan, plus puissantes et plus structurées politiquement que celles de Mohéli et de Mayotte. Si ces rivalités et dominations se sont traduites par des pillages, captures et échanges de prisonniers, le phénomène n’avait pas la même ampleur ni les mêmes conséquences que les razzias malgaches.
Le fait est qu’à Mayotte, quand on veut nier les liens avec le reste des Comores, il est de bon ton de survaloriser l’histoire commune avec Madagascar. Comme par hasard, on oublie alors les razzias malgaches, et on exagère les méfaits des sultans d’Anjouan, l’île la plus proche. L’expression « sultans batailleurs », créée par l’historien colonial Urbain Faurec pour décrire les sultans de la fin du XIXe siècle, est d’ailleurs abusivement étendue à toute la période des sultans comoriens, qui a commencé au XVe siècle.
Le sénateur et son assistante citent ensuite le « monarque malgache de Mayotte, Andriantsoly », qui a cédé l’île à la France en 1841, « afin de mettre un terme à la guerre que se livraient » les fameux « sultans batailleurs ». Ils omettent de préciser que ce souverain fantoche venu de Madagascar a vendu Mayotte pour son propre bénéfice (une rente viagère annuelle et la prise en charge financière de ses deux enfants), et pour tenter de maintenir ses maigres pouvoirs. Il voulait ainsi se protéger, lui, et non le peuple qu’il dirigeait, des ambitions malgaches autant qu’anjouanaises, tandis que la France se positionnait dans sa rivalité avec les Britanniques. Un potentat local prêt à vendre son « peuple » et ses terres pour garder une parcelle de pouvoir : glorieux épisode que voilà !
Par ailleurs, afin de tenter de prouver que les Comores ne sont pas et ne pourront jamais constituer une nation, les auteurs rappellent l’instabilité dans laquelle le jeune pays a sombré dès la déclaration de son indépendance, comme si une incapacité congénitale empêchait, depuis toujours et pour l’éternité, les Comoriens de vivre ensemble sans conflits ! Loin de nous la volonté d’exonérer les dirigeants comoriens de leur part de responsabilité évidente dans les différentes crises qu’ont connues les Comores ces dernières décennies. Toutefois, l’honnêteté intellectuelle exige de rappeler un fait majeur de l’histoire contemporaine de l’archipel : Bob Denard et ses mercenaires apparaissent 27 jours après l’indépendance et ont été, avec la complicité de Paris, aux manettes du jeune pays de 1978 à 1989, période au cours de laquelle deux chefs d’Etat ont été assassinés (Ali Soilihi et Ahmed Abdallah). En 1995, ils sont revenus pour mettre en œuvre un coup d’État contre Saïd Mohamed Djohar. Et il ne s’agit là que de l’exemple le plus connu des rôles troubles joués par des Français, officiels ou officieux, dans l’histoire des Comores.
Les deux co-signataires de la tribune ne se contentent pas de réécrire l’Histoire. Ils s’attachent par la suite à nier la réalité culturelle et sociologique de toute une population – ce qui est autrement plus grave. Usant et abusant toujours du conditionnel, les deux auteurs nous expliquent que « les habitants des quatre îles parleraient la même langue, auraient la même culture, la même religion, la même histoire », avant d’assurer, au mépris non seulement des travaux sociologiques menés dans cette région, mais aussi, tout simplement, de l’évidence, qu’il « n’en est rien ».
Prenons le cas de la langue. On apprend, grâce à nos deux spécialistes, que « le shimaoré, parlé majoritairement sur l’île est une langue bantoue, apparentée au swahili, qui rapproche tout autant les Mahorais des habitants de la côte est africaine que de ses voisins comoriens. La seconde langue vernaculaire de l’île est un dialecte malgache, le shibuchi, qui ne se retrouve nulle part ailleurs aux Comores ». C’est faux. Le shimaore n’est pas une langue. C’est un parler (on peut aussi dire une variante, un dialecte ou même un patois) du comorien, ou shikomori. « Le shiMaore, parler bantu de l’île de Mayotte, constitue avec l’anjouanais [shiNdzuani] un sous ensemble dialectal du comorien [shiKomori] bien distinct du sous ensemble grand-comorien-mohélien [shiNgazidja-shiMwali] », explique Marie-Françoise Rombi, ethnolinguiste spécialiste des langues bantoues. Tout le monde (sauf le sénateur de Mayotte et son assistante, apparemment) sait qu’entre un locuteur du shimaore et un locuteur du shindzuani, il n’y a aucun problème d’intercompréhension. Quant au shibushi (ou kibushi), il est parlé par environ un tiers de la population de Mayotte et seul un peu plus d’un locuteur de kibushi sur dix déclare ne pas parler le shimaore.
Les auteurs évoquent également le « matriarcat » de Mayotte, qui la distinguerait des autres îles sur le plan socio-culturel. Sauf que ce mot, qui induit que les femmes détiennent un pouvoir social et politique supérieur à celui des hommes, est inapproprié. Mayotte, comme Anjouan et Mohéli, est en réalité une société matrilocale, organisée autour du lieu de résidence de la mère. La maison appartient à la femme, et c’est le mari qui quitte le domicile maternel pour rejoindre celui de son épouse. Si l’une des îles se distingue sur ce plan, ce n’est pas Mayotte, mais la Grande-Comore, où la société est fortement matrilinéaire : les enfants appartiennent clairement alors à la lignée maternelle.
Quant à la religion, M. Soilihi et son assistante nous expliquent que « les Mahorais ont traditionnellement une lecture du Coran qui s’accorde avec les lois de la République ». Subtile manière de faire comprendre que ce n’est pas le cas des Comoriens. Dans le contexte actuel, voilà une tournure très opportuniste, qui pourrait susciter bien des fantasmes sur la réalité de l’islam comorien et sur la prétendue capacité innée de Mayotte à intégrer les valeurs républicaines. En l’occurrence, non seulement la pratique de l’islam est exactement la même selon que l’on se trouve à Mohéli, à Anjouan, en Grande-Comore ou à Mayotte ; mais en plus, les Comores sont traditionnellement un pays de tolérance dans lequel le radicalisme religieux est un phénomène récent encore rare. Ajoutons, sans trahir ce qui n’est un secret pour personne à Mayotte, que nombre de Mahorais (et de ressortissants des autres îles) bafouent les lois de la République en prenant devant le cadi une deuxième, une troisième, voire une quatrième épouse. La polygamie est certes interdite par la loi depuis que le processus de départementalisation a été lancé, mais elle est inscrite dans les mœurs des quatre îles de façon bien plus ancienne et profonde.
Ces réalités, Thani Mohamed Soilihi, un homme d’ordinaire plutôt mesuré, ne peut les ignorer. Mais au moment où le gouvernement Macron est soupçonné à Mayotte de vouloir revenir sur le statut de département, et où lui-même s’est fait chasser du Conseil Départemental, le 13 mars, aux cris de « Nous venons virer les traîtres », il lui fallait sans doute montrer publiquement qu’il rentrait dans le rang. Cette tribune, outre qu’elle relève d’un opportunisme peu subtil, illustre la dérive des responsables politiques mahorais. Tant qu’ils passeront leur temps à réécrire l’Histoire et à nier ce qui fait l’essence même de ceux qui les ont élus, par calcul politique autant que par cécité, ils seront incapables de trouver une solution au problème de Mayotte. Les Mahorais ont voulu rester Français ? C’est un fait, même s’il y aurait beaucoup à dire sur les tenants et les aboutissants de la consultation de 1974. Mais que fait-on dès lors que ce choix, l’actualité nous le rappelle régulièrement, a des conséquences dramatiques sur la stabilité de toute une région et sur la vie de plusieurs centaines de milliers de personnes ?