Indéracinables... Les personnes, peut-être pas ; les rumeurs, oui !
Il y a des rumeurs qui semblent indéracinables : on entend régulièrement, y compris de la part d’élu⋅e⋅s ou de responsables politiques, des affirmations pourtant parfaitement erronées sur « le droit du sol » en France.
À nouveau ces jours-ci à propos de Mayotte, comme à d’autres périodes à propos, par exemple, des femmes algériennes accouchant à Marseille, est dit et répété qu’une personne née sur le sol français deviendra forcément française, voire serait française à la naissance.
Or ceci n’a jamais été le cas.
Droit du sol et double droit du sol
La réglementation en vigueur, inchangée sur ce point depuis 1998, prévoit qu’un⋅e enfant né⋅e en France et dont les deux parents sont étrangers deviendra en effet Français⋅e, de façon automatique, mais seulement à l’âge de 18 ans, et ce à la condition de pouvoir justifier de 5 années de résidence en France depuis au moins l’âge de 11 ans et de sa résidence le jour de son 18e anniversaire.
Il est possible d’anticiper sur cette attribution de la nationalité en la déclarant devant le greffe du tribunal d’instance à l’âge de 16 ans, mais là encore, à la condition de justifier résider en France au moins depuis l’âge de 11 ans. Enfin, les parents peuvent la déclarer pour leur enfant à l’âge de 13 ans si celui-ci réside en France au moins depuis ses 8 ans.
Les territoires d’outre mer avaient été exclus du bénéfice de cette règle, mais c’est celle qui prévaut aujourd’hui sur tout le territoire national, en métropole comme dans les Outre-mer.
À cette application du droit du sol, dont on voit qu’il ne se limite pas au seul fait de la naissance, il faut ajouter un principe baptisé « double droit du sol ». L’idée adoptée par le droit de la nationalité française est qu’il est légitime de prendre en compte le fait que les enfants qui naissent en France de personnes elles-mêmes nées en France vont avoir l’essentiel de leurs attaches dans ce pays plutôt que dans celui de leurs grands-parents. Le code civil prévoit donc qu’un⋅e enfant né⋅e en France de parents étrangers dont l’un⋅ est né en France est français⋅e à la naissance.
Ce double droit du sol ne s’applique à un enfant né à Mayotte que si sa mère ou son père est né à Mayotte ou ailleurs en France (dans le territoire français tel que constitué le jour de la naissance de l’enfant).
Il ne s’applique ainsi en aucun cas lorsque la mère ou le père est né dans une des autres îles de l’archipel des Comores avant le 31 décembre 1975 (date, en droit français, de l’indépendance des Comores) ou à Madagascar avant le 26 juin 1960, date de son indépendance [1].
Pourquoi il ne suffit pas d’être français pour le prouver ?
Malgré le grand nombre d’enfants qui sont nés à Mayotte, nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à prouver qu’ils sont français.
Si, entre 13 ans et 16 ans, l’enfant vit avec ses parents comoriens à Mayotte, ceux-ci pourraient entreprendre une démarche auprès du greffe du tribunal d’instance en vue d’une déclaration de nationalité en son nom (et avec son accord). Mais ils heurtent alors souvent à des exigences de documents d’identité récents et biométriques qu’ils ne pourraient obtenir qu’aux Comores. Or, si l’un des parents est en situation irrégulière ce serait un voyage sans retour.
Après 18 ans, le jeune est, sous les conditions précédentes, français. Mais, pour le prouver, il doit obtenir un certificat de nationalité. Il se heurte souvent à prouver qu’il en remplit les conditions notamment parce qu’il ne parvient pas à apporter la preuve d’une résidence habituelle à Mayotte à la période de ses 18 ans pendant laquelle il n’était plus scolarisé, souvent sans emploi et hébergé dans un abri précaire.
Et, trop souvent, des exigences préalables de preuve de l’état civil s’avèrent infranchissables dès lors qu’il s’agit d’un jeune né à Mayotte dont les parents comoriens étaient à Mayotte en situation irrégulière.
Ainsi, un jeune né en France dont les parents sont en situation irrégulière ne possède en général ni document d’état civil comorien, ni document de circulation pour étranger mineur français. Or les mairies refusent de délivrer un acte de naissance sans que l’intéressé⋅e présente un document d’identité avec une photo.
La plupart des mères étrangères sont en situation régulière ou devraient l’être
Rappelons des données récentes citées dans notre précédant décodage consacré à une autre rumeur « Fantasmes autour d’une invasion de bébés à Mayotte » [2].
- Selon les données d’État civil (INSEE), sur les 9500 enfants nés à Mayotte en 2016, les trois quart avaient une mère domiciliée à Mayotte et née ailleurs (69% dans une autre île de l’archipel des Comores, 5% à Madagascar).
Parmi les enfants, 58 % avaient au moins un parent français, et étaient donc des enfants français par filiation dès la naissance. Le fait qu’il y ait beaucoup d’enfants étrangers à leur naissance (42 %) et beaucoup de parents étrangers (compte tenu des couples franco-étrangers, on peut les estimer à 45 % du total des parents) n’a rien d’anormal puisque, en 2015, plus de la moitié des adultes de 18 à 79 ans résidant à Mayotte étaient étrangers.
Ces mères que l’INSEE désigne comme domiciliées à Mayotte sans y êtres nées sont celles que la rumeur convient de qualifier de "clandestines" décrites comme débarquées à Mayotte pour accoucher.
Une partie de ces personnes est certes en situation irrégulière. Mais elles vivent pourtant souvent depuis très longtemps à Mayotte, ce que montrent les données du recensement. Peu habitent à Mayotte depuis moins de 5 ans.
Le problème vient donc davantage du fait qu’il est difficile, bien plus encore comparé à la métropole, pour ces personnes étrangères d’obtenir un titre de séjour (du fait de législation plus difficile, des pratiques de la préfecture de Mayotte, des conditions de vie et d’habitat, etc.), c’est pour cela qu’elles sont sans papiers. Il n’est pas rare qu’elles soient interpellées et expulsées malgré une présence et une vie familiale établie à Mayotte de longue date.
Enfin les personnes qualifiées à Mayotte de "clandestines" qui viennent d’arriver (ou de revenir) pour accoucher, cela existe certes. Mais en bien moins grand nombre que celles qui y résidaient déjà. A titre d’illustration, la préfecture de Mayotte a reconnu que le pourcentage de femmes enceintes présentes dans les kwassas interceptés en mer était de l’ordre de 2% [3]
De quel "abus du sol" peut on incriminer une mère qui vient accoucher à Mayotte ?
Au-delà des petites et grandes tricheries sur la traduction des statistiques de l’INSEE qui consistent à enfler le chiffre des naissances à Mayotte qui sont le fait de mères ne vivant pas à Mayotte - des « bébés illégaux », en quelque sorte - reste à savoir si est bien certain ce que nombre de médias ont posé récemment comme une évidence telle qu’il semble inutile de citer des sources à l’appui. Les femmes qui accouchent à Mayotte « choisiraient » de faire naître leur bébé dans ce territoire français parce qu’elles espéreraient que ce bébé devienne ainsi Français, et connaisse donc (et elles-mêmes avec lui ?) un sort plus enviable qu’en naissant dans une autre île de l’archipel des Comores.
Que certaines femmes des Comores ignorent les subtilités du code civil français, et pensent effectivement que l’enfant qu’elles auront mis au monde à Mayotte deviendra Français, c’est possible ; après tout, même un Laurent Wauquiez feint d’y croire...
Mais quelle étude, quelle analyse sociologique, quel sondage, permet d’affirmer cela de façon si péremptoire ? Aucun⋅e de celles et ceux qui colportent cette assertion ne cite les travaux permettant de l’étayer.
Or nombre d’observateurs savent bien qu’en fait les femmes des Comores qui viennent accoucher à Mamoudzou cherchent avant tout à éviter les risques inhérents aux conditions d’exercice de la maternité de Moroni, capitale de Grande-Comore, et ont le souhait d’une part de ne pas mourir "en couches", d’autre part que leur bébé survive à la naissance. Quelle impudence, en effet !
Parler d’abus du droit du sol et feindre de croire qu’elles veulent avant tout faire naître un petit Français revient à dire à ces mères qui tentent de sauver leur vie et celle de leur enfant : « non mais, et puis quoi encore ? »...
Un droit du sol spécifique à Mayotte serait contraire à la Constitution française
« Il faut qu’on pose la question de l’adaptation du droit du sol à Mayotte » lançait récemment Laurent Wauquiez, après avoir fait écho à la rumeur indéracinable évoquée ci-dessus - « Quand un enfant naît ici de parents clandestins ça ne peut pas aboutir à l’octroi de la nationalité française » (Marianne, 6 mars 2018).
Il ne faisait que reprendre un rituel qui a, depuis 2005 (avec une tentative de Français Baroin), accompagné la plupart des réformes législatives du droit des étrangers. Il se trouve régulièrement un⋅e parlementaire pour présenter un amendement destiné à restreindre le droit du sol à Mayotte, parfois aussi en Guyane avec des motifs analogues.
Certes, l’article 73 de la constitution autorise dans les départements d’outre-mer quelques adaptations du droit commun applicable en métropole pour prendre en compte quelques spécificités locales. Mais cette éventualité est exclue dans certains domaines notamment en ce qui concerne le droit de la nationalité régit par le code civil.
Chacun le sait, à commencer par les parlementaires. Mais c’est pour eux une occasion de lancer un ballon d’essai vers d’autres reculs des droits … et pourquoi pas vers une restriction du droit du sol qui serait aussi applicable en métropole.
Mais, en mars 2018, on assiste à d’autres moyens détournés de restreindre le droit du sol. Ainsi le premier ministre surfe, lui-aussi, sur l’inquiétude que génèrent les rumeurs erronées sur le droit du sol, en reprenant le tableau apocalyptique de la maternité de Mayotte pour annoncer les réflexions en cours : « Doit-on s’autoriser à travailler sur un nouveau statut de cette maternité ? Réfléchir aux transformations qu’il faudrait opérer en matière de droit et d’accès à la nationalité à cet endroit ? » [4] ce qui semble se traduire par un statut régional de la maternité dans laquelle le droit du sol dépendrait de la nationalité de la mère.
La ministre des Outre mer, elle, parle de la nécessité de lutter « contre l’abus du droit du sol »… De quel « abus » s’agit-il ?