Entrevues effectuées à Port au Prince par Gilbert Lavoie pour le journal du Québec, Le Soleil - 18 février 2010
I. Haïti dépouillé de ses cerveaux,contaminé par ses criminels
Le ton est poli, mais la frustration est énorme. Haïti a été dépouillé de ses meilleures ressources humaines par les pays qui veulent aujourd’hui lui venir en aide.
« Quatre-vingt-trois pour cent des professionnels haïtiens ont quitté Haïti depuis 30 ou 40 ans. Ces gens avaient étudié ici, dans les universités financées par la sueur des paysans haïtiens. Je dirigeais une ONG : en 10 ans, nous avons perdu 50 % de nos cadres. Maintenant, ils se trouvent où ? Au Canada, où ils sont souvent surqualifiés, dans des domaines qui n’ont rien à voir avec leur formation. Ils y élèvent leurs enfants pour vous, pour votre société. Ça, c’est mon histoire - j’ai été élevé au Canada -, c’est l’histoire de Michaëlle Jean. Aujourd’hui, cette érosion de nos cerveaux fait cruellement défaut », a déclaré Michel Chancy au Soleil.
Son message vise particulièrement le Québec, qui a une dette particulière à l’endroit d’Haïti. « Bien entendu, au Québec, vous avez des problèmes démographiques. Il vous faut des francophones, et pas n’importe lesquels, il vous faut des francophones de qualité. Mais en même temps, lorsqu’il s’agit des enfants des ouvriers haïtiens qui sont devenus des délinquants - la mafia haïtienne à Montréal -, on nous les retourne à coups de déportations massives et ils viennent empirer la situation en Haïti.
« Moi, je dis au Québec : je sais ce que les professionnels haïtiens ont apporté à l’époque de la Révolution tranquille, dans le domaine éducatif, par exemple, alors y a une responsabilité. Alors, il faut se rappeler de tout ça. »
M. Chancy impute également à la coopération internationale la difficulté de trouver des professionnels compétents en Haïti. « La plupart de ceux qui sont restés, les meilleurs, ne travaillent même pas pour l’État haïtien ou des ONG haïtiennes, mais pour la coopération internationale. Ils sont éparpillés dans ces centaines de petits projets qui, très souvent, ne sont pas cohérents les uns avec les autres. Cette forme de coopération éparpillée bouffe des ressources. Au ministère de l’Agriculture, on peut pas coordonner ces projets parce qu’il y en a trop. Si je prends la vaccination des animaux. J’ai peut-être sept ou huit projets de vaccination. Je pourrais avoir un programme global de vaccination, mais parce que chaque agence internationale a ses fonds, notre programme national de vaccination est saucissonné en cinq, six ou sept projets. Chaque projet a ses procédures différentes, chaque projet a son compte en banque, son administrateur. Avec comme résultat que notre temps est bouffé par de l’administration. Je vous dis tout ça pour vous dire qu’il y a tout un ensemble de problèmes qui font que la capacité de prise en charge par les Haïtiens eux-mêmes est très affectée. »
Selon lui, les gouvernements doivent faire passer une partie de leurs contributions par une participation accrue du secteur privé. « L’aide internationale, les programmes d’aide, ça n’a jamais développé aucun pays. »
Il se scandalise de voir que les banques n’ont aucun programme de financement pour le logement à Haïti, ce qui force les petits travailleurs à payer leur logement comptant. « On pourrait penser à un système de financement où les États et les banques font du financement à des conditions qui permettent à tout le monde d’être gagnant. » Il signale que l’État haïtien, dont le budget est « moins élevé que le budget de déneigement de la Ville de Montréal », n’a pas les moyens de lancer un tel programme et qu’il faudrait un effort en ce sens du côté des pays donateurs.
II. L’aide pourrait empoisonner la relance d’Haïti
Né en Haïti, élevé à Montréal, formé en médecine vétérinaire à Mexico et de retour dans son pays depuis 1986, Michel Chancy est secrétaire d’État à la production animale du gouvernement haïtien. Il a pris la responsabilité de la distribution alimentaire et de l’eau au lendemain du tremblement de terre.
« Haïti n’est pas dans une situation de famine », a-t-il déclaré, en réaction aux reportages télévisés montrant des milliers de personnes à l’assaut des camions de distribution de riz. « Il ne faut pas mélanger le manque d’organisation et les histoires de famine. Si on annonçait au Québec une vente de billets du Canadien de Montréal sans organisation pour la contrôler, les gens se garrocheraient. »
M. Chancy signale qu’avant le séisme, 500 000 personnes bénéficiaient d’une aide alimentaire. Ce nombre a atteint deux millions depuis le 12 janvier, mais la crise des premiers jours était imputable à la paralysie des activités. Il rappelle que beaucoup d’Haïtiens dépendent des transferts annuels de 1,6 milliard $ de leurs familles établies à l’étranger. Ces transferts ont été momentanément interrompus par le séisme, mais depuis que les banques ont repris leurs activités, l’argent a recommencé à circuler et le commerce a repris.
Un mois après le séisme, c’est la nature des besoins qui a changé : « Ceux qui travaillent et qui ont perdu leur maison et leurs vêtements ont d’autres besoins à satisfaire. Alors si un sac de riz peut leur permettre d’économiser pour se racheter des souliers ou des vêtements, c’est bien normal qu’ils soient très intéressés par l’aide alimentaire. Ces gens ne meurent pas de faim, mais si un camion chargé de riz arrive dans leur quartier, c’est bien possible qu’ils se lancent eux aussi dans la foule pour attraper un sac de riz ».
L’aide demeure donc nécessaire, mais si elle n’est pas bien ciblée, elle peut empêcher la reprise de certaines activités économiques, dit M. Chancy. Ainsi, un avion transportant une cargaison d’eau embouteillée devait s’envoler pour Haïti, alors que les activités locales de production et de distribution d’eau avaient repris dans le pays. « Une fois que ce secteur a été réorganisé, envoyer de l’eau en bouteille venant du Canada, c’était complètement inutile. »
Comment intervenir dans les circonstances ? Le Dr Chancy explique qu’avant le séisme, la production nationale de produits alimentaires comptait pour environ 45 % de la consommation, les importations commerciales 50 %, et l’aide internationale entre 5 % et 7 %, selon les années.
« L’agriculture n’a pas vraiment été endommagée par le tremblement de terre. Ce qui a été endommagé, c’est la capacité d’importation du secteur commercial et il faut, à court terme, la remplacer par de l’aide alimentaire. Mais l’activité d’importation est aussi une activité économique importante. Il faut permettre à ces acteurs de se relancer dans l’activité économique parce que ça aussi, c’est une source d’emplois. Donc, donner des aliments, si ce n’est pas fait selon les bons calculs, selon les besoins, avec un plan de retrait graduel, ça risque d’empêcher la reprise de l’activité commerciale, en plus de menacer aussi l’activité de production agricole, ce qui serait encore plus grave. »
La saison des pluies
S’il n’y a pas de famine en Haïti, il y a une catastrophe humanitaire en préparation qui inquiète Michel Chancy. « Dans quelques semaines, les pluies vont commencer et ça va être catastrophique. Il faut aménager les terrains. Si on continue à ce rythme, on n’y arrivera pas, s’impatiente-t-il. Il faut mettre des milliers de gens au travail. Mais ça tarde, il y a beaucoup de discussions. » Il déplore que certaines organisations non gouvernementales (ONG) et certains pays ne soient pas encore présents à la table de coordination nationale qui planche sur cette question. Même chose sur le terrain, où des organismes de charité travaillent chacun de leur côté, sans se soucier de ce que font les autres.
À ceux qui parlent d’une tutelle internationale pour la reconstruction, Michel Chancy répond qu’on « a besoin de la solidarité internationale, de gens qui viennent nous soutenir dans cet effort, mais pas pour venir le faire à notre place ».