Mayotte est devenue officiellement un département et une région française le 31 mars 2011. Depuis 1975, au moment où l’île est détachée de l’archipel des Comores devenu indépendant, trois statuts officiels se sont succédés pour Mayotte, censés faire accéder par étapes l’île au rang de département français. Cependant, la place de ce territoire au sein de la République reste très ambiguë. L’Outre-Mer, Mayotte comprise, est généralement régi par un droit dérogatoire, censé être adapté à la situation. Le droit en vigueur va pourtant beaucoup plus loin qu’une simple adaptation : les ordonnances qui régissent l’île fixent ainsi des principes contraires à certaines lois nationales ou européennes. Ces lois localisées sont très défavorables aux étrangers-ères, et particulièrement aux Comorien-ne-s, voisin-e-s direct-e-s de l’île et jadis individu-e-s d’un même État. La décolonisation a ainsi entraîné une rupture entre Mahorais-es (habitant-e-s de Mayotte) et Comorien-ne-s, créée par l’État français et productrice de discriminations vis-à-vis de ces Comorien-ne-s devenu-e-s étrangers-ères. Les Comorien-ne-s n’ont qu’une place « marginalisée sur [leur] propre terre [et] ghettoïsée au sein d’une administration et d’une économie » qui les considèrent d’avantage comme une « gêne » que comme une ressource (CAMINADE, 2010).
Le collectif Migrants Outre-Mer (MOM), dont le Gisti fait partie, est composé de douze associations, rassemblées sur la question du droit des migrants sur les terres françaises ultra-marines [1]. Il vise à révéler l’aspect exceptionnel du droit appliqué dans les différents territoires d’outre-mer pour les migrant-e-s, notamment en ce qui concerne les mesures d’éloignement. En ce qui concerne Mayotte, son partenaire est le collectif Migrants Mayotte [2]. Le rythme des expulsions est en effet beaucoup plus soutenu qu’en métropole et les pratiques administratives et policières sont également plus répressives. Ainsi, en 2010, sur 200.000 habitant-e-s de Mayotte, 26.405 personnes ont été interpellées et reconduites, parmi lesquel-le-s 6.400 mineur-e-s . Il est intéressant de noter que les chiffres de la préfecture de Mayotte ne font pas de différence entre interpellations et reconduites [3]. De plus, 77% des infractions à la législation constatées par les services de police et de gendarmerie à Mayotte concernent les étrangers-ères, preuve de la traque des « clandestin-e-s » supposé-e-s, qui représentent près de 40% des habitant-e-s de l’île (Collectif MOM, 15 avril 2010).
Cette introduction chiffrée au cas de Mayotte permet de prendre conscience de l’exceptionnalité à l’œuvre dans de nombreux domaines sur l’île. Ce statut d’exception instaure et stabilise des pratiques discriminatoires comparées à la métropole, qui ont pour beaucoup une origine légale mais qui résultent principalement de la définition même de l’« étranger » à Mayotte. En effet, la figure de l’« étranger », telle que définie ou perçue en métropole et dont la catégorisation produit des effets discriminants avérés, semble totalement absurde pour toute une partie de la population considérée comme « étrangère » à Mayotte [4]. En effet, cette île est historiquement, culturellement et géographiquement liée à l’archipel des Comores, ancien protectorat français devenu indépendant en 1975 et dont l’île de Mayotte a été retenue par la France [5]. La différence entre Mahorais-es et Comorien-ne-s est donc à l’origine créée de toute pièce par la séparation de 1975 ; le collectif Migrants Mayotte qualifie d’ailleurs l’administration préfectorale à Mayotte de « machine à fabriquer des clandestins » (Collectif Migrants Mayotte, 4 septembre 2008). Il souligne également que la notion d’« étranger » ne peut être abordée sans le prisme de l’histoire de la colonisation et des frontières ainsi que des évolutions statutaires et sociales : être Français ou « étranger » à Mayotte semble dépendre du lieu de naissance par rapport à une frontière ignorée au départ. Marie DUFLO témoigne : « A Mayotte, il y a eu une fabrication de la xénophobie. Le colonialisme a créé des antagonismes entre les îles. » (Entretien avec Marie DUFLO, Gisti, 7 juin 2011).
De là découle une différence de traitement entre Mahorais-es et « étrangers-ères », ethnicisée et discriminante sur une base légale tout d’abord, qui s’étend aujourd’hui à tout type de pratiques. L’ethnicisation de l’« étranger-ère » comorien-ne relève d’une certaine forme de racisation, d’autant plus aberrante dans le cas de Mayotte compte tenu de la proximité et de la promiscuité entre cette île et les Comores (Collectif MOM, 18 janvier 2010). La « composition » des populations des différentes îles de l’archipel est en effet la même partout ; mais « la culture de la division a fait partie des « techniques » employées aux Comores [à la décolonisation]. Elle a été principalement nourrie par le changement du mode d’administration. » (CAMINADE, 2010). C’est donc l’État français qui a créé une différence ethnique entre les habitant-e-s des îles, au départ via l’octroi plutôt arbitraire de la nationalité française, ensuite par l’instauration d’une obligation de visa pour les Comorien-ne-s, à partir de 1995. Le collectif MOM rappelle que : « les Comoriens placés en situation d’irrégularité de séjour à Mayotte résident généralement sur l’île depuis de très nombreuses années, parfois ils y sont nés et ils y ont toujours vécu. […] Il est aussi fréquent que la police aux frontières reconduise des ressortissants français au regard du code civil, compte tenu des graves déficiences de l’état civil mahorais et des dysfonctionnements de la Commission de reconstitution de l’état civil. » (Collectif MOM, 15 avril 2010). Cette ethnicisation s’est donc perpétuée dans les pratiques de l’administration française avec des répercussions certaines sur les relations entre les différentes composantes de la population. Les délits commis vis-à-vis des Comorien-ne-s survenant à Mayotte (violences civiles et policières) se déroulent dans l’indifférence des Mahorais-es, accompagnée de « l’exacerbation d’un racisme anti-Anjouanais [6] », visant particulièrement les femmes (CAMINADE, 2010).
Pierre TEVANIAN rappelle l’absurdité sémantique du mot « immigré », qui « fonctionne, dans le débat politique, comme une catégorie raciale, puisqu’on appelle ainsi certains enfants d’origine africaine ou maghrébine qui sont nés en France – et qui n’ont par conséquent jamais immigré – et qu’inversement un cadre allemand ou américain qui arrive en France n’est jamais appelé « immigré » » (TEVANIAN, 2002). Jouons à notre tour sur le vocabulaire : à Mayotte, on qualifie d’« immigrés » voire de « clandestins » certains enfants d’origine comorienne, nés à Mayotte (et donc en France), n’ayant ainsi jamais immigré (mais n’ayant pas de papiers pour autant) ; inversement, un Français métropolitain arrivant à Mayotte ne sera jamais qualifié d’« immigré », quand bien même il a parcouru des milliers de kilomètres pour arriver sur une terre, certes française, mais qui lui est culturellement et historiquement beaucoup plus étrangère qu’à l’enfant d’origine comorienne né sur place (pourtant considéré comme « immigré »). Les discriminations en place à Mayotte ont donc ceci d’absurde qu’elles visent une population familière avec le territoire, la culture, l’histoire et les pratiques traditionnelles locales et qu’elles sont créées, forgées et perpétuées par le système administratif légal français, importé.
La catégorie « immigré » est donc bel et bien (à Mayotte comme en métropole) une catégorie racialisante, qui pose un « stigmate » producteur de discriminations, malgré celui ou celle à qui on le fait porter, et « transmissible » sur plusieurs générations. Erving GOFFMAN explique que le stigmate (ici la condition d’« immigré-e » et plus encore d’« immigré-e clandestin-e ») instaure un « discrédit profond » vis-à-vis de l’individu-e qui s’y retrouve assigné ; discrédit qui conditionne alors toutes les relations sociales de l’individu-e et de son groupe social avec le reste de la société (GOFFMAN, 1963). Pierre CAMINADE explique cependant l’ironie de cette catégorisation : « Les « Comoriens » sont caricaturés en des termes et des descriptions proprement xénophobes. Et quand un Mahorais est amené, lors d’un voyage en métropole par exemple, à rencontrer un Anjouanais, il est surpris d’y voir un semblable, sans aucun rapport avec les clichés fantasmés et ressassés » (CAMINADE, 2010). Les clichés créés de toute pièce et façonnés depuis la séparation de Mayotte du reste des Comores par l’État français sont donc ceux desquels sont potentiellement victimes les Mahorais-es. L’ethnicisation des Comorien-ne-s et leur association à la catégorie des indésirables est construite de manière subjective mais pourtant source de discriminations (qui atteignent probablement les Mahorais-es en métropole).
Les discriminations « légales » à Mayotte : le cœur du problème pour les étrangers-ères
Le droit national français et le droit international prévoient des exceptions pour les territoires ultramarins des États, aux définitions imprécises et à l’interprétation souvent élargie. L’application des textes juridiques est ainsi relativement faible, avec peu de jurisprudence, tandis que beaucoup de ces textes renvoient à des dérogations du droit commun. Si ce constat est valable pour tous les aspects régissant la vie politique, juridique et sociale de Mayotte, il rend particulièrement vulnérable les populations victimes de discriminations qui ne peuvent pas bénéficier de la jurisprudence en la matière existant en métropole (celle-ci étant déjà relativement peu étoffée). De plus, certains textes ratifiés par la France ne s’appliquent pas aux territoires et régions d’outre-mer, dont la Charte sociale européenne qui est pourtant un texte européen de référence en matière de discriminations.
Quand bien même certains textes sont censés être juridiquement identiques pour tout le territoire, les étrangers-ères à Mayotte sont victimes de pratiques différentes voire contraires au droit commun français, et notamment aux principes d’égalité et d’indivisibilité inscrits dans la Constitution. Danièle LOCHAK explique en outre que la fin du droit colonial sur les terres d’outre-mer, Mayotte comprise, a en principe entraîné la fin du principe de spécialité (qui impliquait un droit « différent d’un territoire à l’autre ») et l’extension à ces terres du droit métropolitain (LOCHAK, 2010). Quelques exemples prouvent cependant des exceptions en vigueur, comme la non intervention du procureur en amont d’une interpellation ou l’absence de jour franc dans le cadre d’une reconduite. Le collectif MOM a beaucoup travaillé à la contestation du caractère non suspensif du recours en Outre-mer contre les expulsions devant le tribunal administratif : « [cette exception] constitue une atteinte disproportionnée aux droits de personnes étrangères qui peut aboutir à la négation du droit au recours effectif, protégé par la Convention européenne des droits de l’homme, qui s’applique en ce domaine sur l’ensemble du territoire national français » (Collectif MOM, 15 avril 2010). Ces exceptions « légales » sont toujours doublées de discriminations infralégales tolérées, notamment les interpellations au faciès dont la police use et abuse : « l’île de Mayotte est de toute petite taille, tout le monde sait qui est qui, tout le monde se connaît. […] Le principe d’égalité est partout remis en cause, par la chasse aux étrangers, les interpellations arbitraires au faciès, qui entraînent des violences énormes : les « bangas » - des habitats précaires dans les villages - sont cassés… » (entretien avec Marie DUFLO, Gisti, 7 juin 2011).
Il y a donc une différence juridique entre métropole et Outre-Mer illégale au regard du droit européen, qui est en principe supérieur au droit français dans la hiérarchie des normes. Ces exceptions créent une distinction territoriale entre la métropole et Mayotte, productrice d’emblée de discriminations étant donné le caractère non égalitaire qui pèse devant l’administration. Quoi de plus aberrant qu’un système juridique non uniforme et même différentialiste entre deux territoires d’une même entité étatique ? De plus, l’isolement et la distance qui séparent Mayotte de la métropole, où se trouvent les institutions et organes décisionnels majeurs, sont propices aux pratiques illégales et discriminatoires avec très peu de contre-pouvoirs (qu’ils soient institutionnels ou par le biais d’avocats) susceptibles de les contester (Marie DUFLO, audition devant la CNCDH, 2011). Cependant, bien qu’illégales, les discriminations « officialisées » envers les étrangers-ères sont souvent encouragées par les plus hautes autorités du pays, même si elles remettent en cause l’égalité des droits (TEVANIAN, 2002). Par exemple, une reconduite à la frontière peut être effectuée d’office, sans la possibilité de recours à effet suspensif existante en métropole. Ces dispositifs constituent une entrave grave au principe d’égalité devant la justice, accentuée par les pratiques policières et préfectorales à Mayotte qui permettent l’expulsion souvent en quelques heures avant même le maintien en rétention. Un autre exemple est celui du droit d’asile, dont la législation est en principe la même sur l’ensemble du territoire français. Mais ici encore, l’accès au système juridique est inégalitaire et discriminatoire, au vu des pratiques et de l’organisation des institutions en vigueur sur l’île. Ainsi, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) n’a pas d’antenne à Mayotte et effectue les audiences par visio-conférences. Elle effectue parfois des missions « foraines » en se rendant sur les différents territoires et départements d’Outre-Mer pour auditionner les demandeurs d’asiles. En 2010, l’OFPRA est venue à deux reprises à Mayotte. La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ne s’est rendue que deux fois à Mayotte depuis 2003 ; si les demandeurs d’asile arrivant à Mayotte (souvent originaires de la région des grands lacs de l’Afrique) souhaitent faire appel de la décision de l’OFPRA, ils doivent donc se rendre à Montreuil, dans le 93. Ceci pose évidemment des obstacles d’ordre financier (le billet d’avion n’étant pas pris en charge par la préfecture) mais aussi administratif : rares sont les demandeurs d’asile parvenant à obtenir le sauf-conduit leur permettant de se rendre en métropole. Or, les récépissés de demande d’asile délivrés par les préfectures en métropole permettent le déplacement sur l’ensemble du territoire national. Une fois de plus, Mayotte n’est pas concernée et les réfugié-e-s potentiel-le-s s’en trouvent discriminé-e-s dans l’accès à la procédure d’asile [7]. Par ailleurs, il n’existe aucun Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) sur l’île.
Les services de base sont refusés aux étrangers-ères, selon un double concours de la préfecture et des employés de ces services. L’accès à l’école pour les mineurs étrangers primo-arrivants ou demandeurs d’asile relève du parcours du combattant. La règle fait qu’à Mayotte, ces enfants doivent présenter certains justificatifs pour pouvoir s’inscrire, difficiles à obtenir : livret de famille, extrait d’acte de naissance ou attestations d’autorité parentales même pour les mineur-e-s isolé-e-s. Subordonner la scolarisation à la possession de ce type de document est contraire au code de l’éducation nationale, voire à la Convention de Genève sur le statut des réfugiés en ce qui concerne les jeunes demandeurs d’asile, que la France a bien sûr ratifiée. Pour les jeunes de parents étrangers (même lorsqu’ils-elles sont né-e-s sur l’île), cette discrimination dans l’accès à l’éducation est notoire après l’âge de 16 ans : impossible accès à l’enseignement secondaire ou supérieur, cantonnement à des emplois non qualifiés, à faible rémunération et rarement déclarés. (Saisine syndicale et associative de la HALDE et de la Défense des enfants, 11 juin 2008).
Les discriminations « légales » vont jusqu’à concerner l’attribution éventuelle de la nationalité française à des enfants nés à Mayotte de mères comoriennes, accusées de venir à Mayotte pour accoucher. Si une disposition restreignant à Mayotte le « double droit du sol », proposée en 2005 par François Baroin alors ministre de l’Outre-Mer, a été rejetée par le Conseil constitutionnel (CAMINADE, 2010), d’autres méthodes plutôt effectives font obstacle à la reconnaissance de la nationalité française de l’enfant : soupçon de « paternité de complaisance » à l’égard d’un père français, craintes d’interpellations des parents lors de démarches ultérieures en vue de l’acquisition de la nationalité.
Du côté des prestations sociales, le tableau est au mieux semblable, sinon pire. Avant 2005, l’accès aux soins et aux médicaments distribués dans le secteur public étaient gratuits pour tous, quel que soit le statut de l’étranger-ère malade. Depuis, seul-e-s les Français-es et les étrangers-ères en situation régulière peuvent accéder à la sécurité sociale. Ceci a des répercussions conséquentes en termes de renoncement aux soins et de santé publique : les maladies transmissibles et infectieuses ne sont pas traitées (Collectif Migrants Mayotte, 4 septembre 2008). Le bilan est similaire en ce qui concerne la couverture maladie universelle (CMU) : en métropole, elle est accordée pour un an aux primo-arrivants détenteurs d’une autorisation provisoire de séjour (APS) ; à Mayotte, la durée d’affiliation est celle de l’APS et la CMU doit être renouvelée à chaque nouvelle APS obtenue auprès de la préfecture. En ce qui concerne les mineur-e-s, elles-ils sont ici également particulièrement touché-e-s par ces discriminations en santé : seuls les soins urgents sont pris en charge par la sécurité sociale, tandis que le Conseil d’Etat a rappelé que la Convention internationale relative aux droits de l’enfant précise qu’aucune restriction ne saurait être posée à l’accès aux soins des mineur-e-s étrangers-ères (CE, 7 juin 2006, association Aides et autres).
Pour les demandeurs d’asile, l’allocation temporaire d’attente (ATA) n’est pas disponible. Il en va de même pour l’aide médicale d’Etat (AME), qui couvre en principe toute personne en situation irrégulière qui se trouve depuis 3 mois sur le territoire français. La HALDE a rappelé, dans sa délibération du 1er mars 2010 (voir infra), que le bénéfice de l’AME « peut être assimilé à un « bien » qui doit être garanti à toute personne, sans discrimination fondée notamment sur l’origine nationale ou toute autre situation, en application de […] la Convention européenne des droits de l’homme » (HALDE, 2010). Mais cette disposition reste à ce jour inappliquée à Mayotte.
Les pratiques des agents d’accueil de la sécurité sociale ou des centres médicaux publics de Mayotte rappellent en outre celles des guichets de la préfecture. Les agents d’accueil des dispensaires refusent des soins aux étrangers-ères en situation irrégulière, alors qu’ils ne sont pas habilités à définir l’état de santé (urgent donc pris en charge ou non) des personnes se présentant. Cela débouche sur des situations improbables où certain-e-s Mahorais-es n’ayant pas de papiers (une situation assez fréquent au vu de l’état civil quelque peu aléatoire à Mayotte) se voient refuser certains soins (Collectif Migrants Mayotte, 18 janvier 2010). C’est donc bien que la législation est doublée de pratiques discriminantes, favorisées par l’esprit des politiques racistes à l’égard des « étrangers-ères ».
Les politiques d’immigration et d’intégration « à la française » ou la perpétuation du système colonial à Mayotte
- « On ne cesse de célébrer le « génie français », « l’intégration à la française » ou le « modèle républicain », et de se complaire dans une autosatisfaction obscène – et surtout peu propice au travail d’autocritique qu’il conviendrait de mener sur la subsistance d’un profond racisme, sur ses diverses manifestations, sur les dégâts humains qu’il provoque et sur les ressorts de sa permanence. » (Pierre TEVANIAN, 2002)
Dans son ouvrage Le racisme républicain, Pierre TEVANIAN offre une analyse approfondie de la construction du racisme au sein des instances de la République française. Il évoque plusieurs facteurs qui alimentent les politiques discriminantes d’immigration et d’intégration, perçues par les gouvernants comme idéales et adaptées car émanant du dit « modèle républicain ». Parmi ces facteurs, « la méconnaissance générale de la réalité juridique, politique et socio-économique de l’immigration, entretenue par les silences et les euphémismes du discours gouvernemental » (TEVANIAN, 2002), qui fait sens dans le cas de Mayotte. Tout d’abord la spécificité juridique de cette île est totalement méconnue des individu-e-s en métropole, et reste une intrigue difficile à dénouer pour les associations locales qui tentent de s’y atteler pour la contester. De plus, la situation juridique des Comores est aussi déterminante dans la perception des « non-Mahorais-es » à Mayotte : l’état civil est quasi inexistant sur l’archipel, ce qui devient un facteur discriminant pour les Comorien-ne-s qui souhaitent s’installer ou être régularisé-e-s à Mayotte. En effet, les autorités de Mayotte ignorent (volontairement) ce vide juridique, qui est pourtant au centre des difficultés rencontrées par les Comorien-ne-s sur l’île française.
Un autre facteur de perpétuation des pratiques politiques discriminatoires est « la profonde habitude du mépris de l’Africain, […] ou du musulman, issue d’un siècle de domination coloniale, transmise pendant des décennies par l’école et entretenue aujourd’hui par certains discours officiels – ou certains silences » (TEVANIAN, 2002). Cette citation est frappante de vérité si elle est transposée au cas de Mayotte. Il faut ici rappeler que la majorité des fonctionnaires de l’île sont des métropolitains dont le statut rappelle quelque peu celui du colon ; les pratiques de l’administration et les rapports entre métropolitains et Mahorais-es perpétuent la relation de domination coloniale. Les métropolitain-e-s conservent une grande part des postes de fonctionnaires, avec un salaire plus élevé que celui des fonctionnaires mahorais-es, auquel sont ajoutées des primes d’éloignement, en principe appliquées en cas de mutation vers un pays étranger, ce que Mayotte n’est pas, légalement.
Cette disparité entre métropolitain-e-s et Mahorais-es ne fait que renforcer la mise à l’écart des « non-Mahorais-es » (non-Français-es a fortiori) : en effet, les Mahorais-es s’accrochent au statut français qui leur est conféré, qui leur offre certains privilèges que leurs voisin-e-s comorien-ne-s n’ont pas, les installant peu confortablement dans un statut intermédiaire de Français-es « non privilégié-es », mais Français-es tout de même… Cela a pour conséquence la négation aggravée des « non-Mahorais-es », dans une triple hiérarchisation de la société à Mayotte qui accentue la discrimination selon le « degré » de minorité : malgré leur nationalité française les Mahorais-es n’ont pas accès aux postes dans la fonction publique, du fait de pratiques institutionnelles mais aussi de leur accès très faible aux établissements d’enseignement supérieur ; tandis que les « étrangers-ères » ont rarement accès à un emploi déclaré, d’autant qu’ils-elles n’ont même pas un accès assuré à la scolarité, comme expliqué plus haut.
Un dernier facteur par lequel Pierre TEVANIAN explique l’aveuglement républicain aux discriminations et au racisme est « la chape de silence et d’invisibilité qui pèse sur les expulsions, les discriminations ou les violences policières, qui contribue à leur permanence et à leur banalisation » (TEVANIAN, 2002). La situation de Mayotte est parfaitement inconnue de et ignorée par la métropole, tant par les citoyen-ne-s métropolitain-e-s que par les médias et la vie politique dans son ensemble. Les discriminations et la xénophobie à l’œuvre sur l’île passent donc inaperçues, d’autant que les rares rapports officiels sur Mayotte tendant à les ignorer (Collectif Migrants Mayotte, 4 septembre 2008). Tout ceci corrobore l’analyse de Didier FASSIN : il explique l’euphémisation des discriminations par l’accusation des discriminé-e-s (la présence des Comorien-ne-s créé un climat de violence sur l’île) ou par des explications économiques (les Comorien-ne-s viennent « piquer » le travail des Mahorais-es dont la plupart sont déjà au chômage). Cependant, il semble que la situation soit toujours celle du « déni » des discriminations et pas tout à fait celle de la « dénégation ». En effet, le déni implique que « la réalité [soit] représentée mais non interprétée et [que] les discriminations raciales [demeurent] absentes du débat public », tandis que la dénégation des discriminations impliquerait qu’elles soient publiquement énoncées (FASSIN, 2009). Pour que celles-ci soient reconnues et « avouées » par l’administration, il faudrait tout d’abord qu’elles soient davantage visible sur la scène publique et légale. A Mayotte, quelques associations (rassemblées au sein du collectif Migrants Mayotte principalement) tentent ainsi de faire émerger la question des discriminations dans le débat public mahorais.
Des solutions locales ou nationales pour lutter contre les discriminations ?
Le collectif Mom est l’une des rares structures indépendantes à s’intéresser à la question de l’Outre-Mer avec ses divers partenaires ultra-marins ; il s’investit de manière politique, surtout via des moyens juridiques de contestation.
Avant Mom, le Gisti depuis la fin des années 1980 puis un collectif Caraïbes créé en 1998, avaient mené cette action à l’échelle des départements français d’Amérique. La création du collectif MOM, consacré à l’ensemble de l’Outre-mer avec un axe important orienté sur Mayotte, est décidée en 2006, lorsque la Cimade crée un groupe local à Mayotte pour tenter d’intervenir dans le CRA de Pamandzi. D’autres associations et acteurs sociaux étaient aussi mobilisés. Le collectif MOM réalise une formation sur place en 2007, à la suite de laquelle le collectif Migrants Mayotte se constitue. Mais ce travail est difficile dans le climat de violence à l’égard des « étrangers » comoriens qui règne sur l’île. Les membres des associations qui soutiennent les droits des migrant-e-s sont presque tous des métropolitain-e-s (présent-e-s souvent pour des périodes assez courtes) ou Comorien-ne-s ; à quelques rares exceptions près aucun-e Mahorais-e n’y est engagé-e.Un travail d’analyse et d’information sur les spécificités du droit des étrangers-ères en Outre-mer, prolongeant celui du collectif Caraïbes, a été mené. Il s’agit par exemple de défendre la libre-circulation vers la France des étrangers-ères en situation régulière à Mayotte, en contestant des obligations de quitter le territoire français (OQTF) depuis la métropole vers l’île ; OQTF dont l’existence même semble plutôt étrange étant donné que l’île fait partie du territoire français. Il s’agit aussi de faire valoir l’absence de recours effectif contre les mesures d’éloignement subies par les étrangers-ères à Mayotte (et dans certaines autres terres ultramarines). Des avocat-e-s ont engagés des contentieux en ce sens.
Le Gisti puis le collectif MOM ont saisi la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) à cinq reprises sur de graves discriminations à Mayotte ; celle-ci n’a répondu qu’une seule fois à leurs réclamations, par la décision n°2010-87 du 1er mars 2010 concernant le droit à la santé. La HALDE a recommandé à plusieurs ministères de prendre des mesures effectives, même avant la départementalisation de 2011, pour remédier aux discriminations en matière d’accès à la couverture sociale (notamment l’AME), particulièrement en ce qui concerne les mineur-e-s. Si cet avis n’a pas eu d’effectivité, même avec la départementalisation, l’intervention de la HALDE constitue tout de même une étape importante dans la dénonciation des discriminations légales à Mayotte.
Dans sa délibération, la HALDE a reconnu que « des considérations de politique migratoire ou économique sont venues justifier ces dernières années de restrictions à la protection sociale des étrangers [mais que] l’accès aux soins des étrangers sans discrimination s’est imposé comme faisant partie du droit au respect de la protection de la santé » (HALDE, 2010). Le fait que la sphère politique soit reconnue comme responsable de l’entrave à l’accès à la santé des étrangers-ères est une avancée, même si l’impact final est timide. La HALDE a dénoncé plus précisément les atteintes aux droits des mineur-e-s : « la prise en charge des soins des mineurs étrangers résidant à Mayotte, qui n’est actuellement réservée qu’aux seuls soins urgents, constitue pour la haute autorité, une discrimination dans l’accès au droit de la santé des mineurs étrangers » (HALDE, 2010). Cette attention particulière portée aux mineur-e-s, à la demande des associations ayant constitué la saisine, est très importante dans la lutte contre les discriminations à Mayotte.
Il se profile en effet que la jeunesse mahoraise soit un ressort à venir pour dénoncer les différentes situations évoquées plus haut, touchée par sa propre situation et celle des jeunes et enfants « étrangers » sur l’île. La jeune génération semble prendre conscience des écueils du système en vigueur à Mayotte et remettre en question, encore timidement, l’appartenance répétée de Mayotte à la France. Les jeunes Mahorais-es réalisent d’une part la précarité dans laquelle ils-elles se trouvent et d’autres part que le climat social qui règne à Mayotte est absurde et intenable :
- « Maintenant, il y a une brèche entre parents et enfants mahorais ; toutes les références des parents ont été bouleversées en une dizaine d’années, tandis que les enfants sont nés sur le territoire français et ont été scolarisés en français. Les parents sont cassés mais se sentent d’autant plus supérieurs à leurs voisins et s’accrochent aux quelques privilèges accordés par le statut français… même s’ils sont bien loin d’avoir accès aux droits sociaux applicables en métropole ! […] C’est la fabrication classique de la xénophobie ! Les antagonismes virtuels entre des îles sœurs sont devenus réels. Les jeunes, moins marqués par l’histoire, se rendent compte que la situation n’est plus possible ; ils voient la violence à Mayotte, les effets décevants de la départementalisation et constatent ou constateront bientôt qu’ils subissent à leur tour la xénophobie en métropole ou à la Réunion. Sans doute pourraient-ils à l’avenir remettre en question le statut de Mayotte et son isolement dans l’archipel. Mais la figure du père est centrale dans la société mahoraise et ne permet pas, pour l’heure, qu’une telle mise en cause prenne forme. » (Entretien avec Marie DUFLO, Gisti, 7 juin 2011)
L’hypothèse, aussi fragile soit-elle, d’une mobilisation de la jeunesse est précieuse pour contester la situation à Mayotte, notamment si elle peut être associée avec une mobilisation des étrangers-ères eux-mêmes et notamment des Comorien-ne-s. En effet, les mouvements sociaux portés par les discriminé-e-s ont prouvé leur importance dans la dénonciation et la remise en cause de politiques étatiques, notamment le mouvement des sans-papiers, qui a obtenu des régularisations collectives à plusieurs reprises et a réussi à se forger une certaine légitimité. Comme le dit Pierre TEVANIAN :
- « [Les discriminations] continueront, du moins, aussi longtemps qu’un évènement politique ou un mouvement social ne viendra pas perturber l’un des rouages de la machine, et imposer : moins de dérives dans les discours venant d’en haut ; plus de visibilité et d’audibilité pour ceux d’en bas. Ce second point est décisif : il faut que les grands médias laissent parler les immigrés et leurs enfants, au lieu de parler d’eux. Il est temps de les voir et de les entendre. L’accès des « immigrés » à la visibilité est indispensable ».
Bibliographie
- CAMINADE Pierre, Comores-Mayotte : une histoire néocoloniale, « Dossiers noirs » - Survie, Agone, Marseille, 2010
- Collectif Migrants Mayotte, « Quatre heures du président de la République à Mayotte », Communiqué et dossier interassociatif, 18 janvier 2010)
- Collectif Migrants Mayotte, Sur la réalité de ce que dissimule le terme d’ « immigration clandestine » à Mayotte, septembre 2008) - Contre-rapport en écho au « rapport d’information sur les aspects budgétaires de l’immigration clandestine à Mayotte » réalisé au nom de la commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation, par Henri Torre, sénateur.
- Collectif MOM, Outre-mer : outre droits, Rapport alternatif du collectif Migrants Outre-Mer présenté au Comité contre la torture – 44e session, 15 avril 2010)
- Collectifs MOM et Migrants Mayotte, Le droit à la santé bafoué à Mayotte : la Halde interpelle les pouvoirs publics, mars 2010
- DUFLO Marie, « Enjeux des droits des étrangers en Outre-mer », audition à la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) en tant que coordinatrice du collectif Migrants Outre-mer (MOM), 5 avril 2011
- FASSIN Didier, « Du déni à la dénégation. Psychologie politique de la représentation des discriminations », in FASSIN Didier, FASSIN Eric (Dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2009, pp.141-165
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