Après l’avoir inauguré au Mali, au Sénégal, au Maroc et en Mauritanie, la France a étendu son programme de codéveloppement à de nouveaux pays à partir de 2005. Haïti a été particulièrement ciblée, après que Christian Connan, ex-ambassadeur délégué au codéveloppement (2002-2006), ancien ambassadeur au Mali (1998-2002), y a été nommé en 2006. Le nouveau représentant de la diplomatie française a obtenu la signature, en décembre 2007, du document cadre de partenariat avec Haïti (2008-2012). Cet accord bilatéral, qui fixe la stratégie en matière d’aide française au développement, comporte notamment un programme transversal inédit intitulé Immigration et codéveloppement, axé autour du codéveloppement, de la lutte contre l’immigration irrégulière et de l’accord de gestion concertée des flux migratoires.
Le premier axe portant sur le codéveloppement explique, d’une part, que celui-ci sera financé par le fonds de solidarité prioritaire 2007-2009 et, d’autre part, que trois types de porteurs de projets pourront bénéficier de ces financements : les associations d’Haïtiens de France (le document cite notamment le Collectif Haïti de France, la Plateforme des associations franco-haïtiennes et la Fédération des associations haïtiennes de Guadeloupe), les diasporas scientifiques, techniques et économiques, et les Haïtiens désireux de rentrer en Haïti pour y mettre en œuvre un projet de réinsertion (micro-entreprise). Le document de partenariat précise que « le ministère des Haïtiens vivant à l’étranger (MHAVE) et le service de coopération de l’ambassade de France s’efforceront de mettre en place en Haïti deux modalités complémentaires de codéveloppement » à savoir l’abaissement des coûts de transferts financiers de France vers des caisses de micro-crédit en Haïti, et la constitution d’un fonds de garantie des prêts accordés aux porteurs de micro-projets économiques. Le document annonce par ailleurs le financement « d’un poste de secrétaire des programmes affecté auprès du MHAVE pour assurer la préparation et le suivi des dossiers ».
Le deuxième axe du programme « Immigration et codéveloppement », porte sur la lutte contre l’immigration irrégulière. Il part du constat que « l’immigration irrégulière, qui est importante dans les départements français d’Amérique, pose de difficiles problèmes […] et qu’il importe, en particulier, de détecter les fraudes documentaires et d’identifier les filières d’immigration à partir d’Haïti pour les démanteler. En vue d’atteindre ces objectifs, la coopération française s’attachera notamment à renforcer les services haïtiens concernés, notamment la direction de l’immigration et ses services déconcentrés aux frontières, [à placer] un policier français assurant une fonction d’officier de liaison [au sein de ladite direction, à fournir des] kits d’examen de faux documents et [à] poursuivre de la mise en place d’un service de renseignements généraux [en Haïti] ».
Enfin, le troisième axe, intitulé « l’accord de gestion concertée des flux migratoires »
se contente, quant à lui, de poser laconiquement que « les actions énumérées dans les deux rubriques précédentes (codéveloppement et lutte contre l’immigration clandestine) donneront lieu à la négociation, en vue d’une signature au cours de l’année 2008, d’un accord bilatéral de gestion concertée des flux migratoires ».
La mise en œuvre du codéveloppement en Haïti a commencé avec l’arrivée d’une jeune Française recrutée via l’association française des volontaires du progrès pour être placée au sein du MHAVE. En poste pendant deux ans, elle vient d’être remplacée par un nouveau volontaire. Ce personnel français est officiellement chargé de renforcer les structures du MHAVE pour lancer l’appel à projets de co-développement au sein de la communauté haïtienne de France, organiser la sélection des projets et faire le suivi administratif de ceux qui sont financés.
Une coquille vide
En réalité, il est le bras de l’ambassade de France au sein du MHAVE qui n’est qu’un écran. Créé en 1991 dans le mouvement de démocratisation d’Haïti marqué par l’élection du président Jean-Bertrand Aristide, le MHAVE devait permettre aux Haïtiens forcés à l’exil par 30 ans de dictature et de misère, de voir institutionnaliser leur rôle de soutiens économiques du pays. Mais, structurellement en porte-à-faux vis-à-vis du ministère des affaires étrangères (dont dépendent les consulats) et du ministère de la planification et de la coopération externe (compétent en matière d’aide publique au développement), le MHAVE n’a jamais trouvé sa politique et est resté une coquille vide, ponctuellement utilisée par des bailleurs de fonds comme vitrine, comme le fait aujourd’hui la France avec son programme de codéveloppement.
Le bureau codéveloppement du MHAVE (ou, si l’on veut, sa cellule française) a donc sélectionné treize projets, dont dix sont « associatifs » (six concernant l’agriculture et l’éducation), deux sont des transferts de compétence (surdité et couture), le dernier étant une réinsertion individuelle en Haïti (micro-projet cybercafé, suivi par l’Office français de l’immigration et l’intégration – ex Anaem) pour un montant global de 500 000 euros ; onze de ces projets sont issus d’Haïtiens de métropole et deux viennent de Guadeloupe. Un an après le lancement des projets, 3 seulement seraient achevés, alors que tous devaient être clôturés en novembre 2009. D’autres projets de codéveloppement ont été sélectionnés en avril 2009, mais l’ambassade a annoncé en septembre qu’elle ne disposait plus des fonds promis (pas de renouvellement du Fonds de solidarité prioritaire [1]).
Il n’est pas simple de porter un jugement motivé sur les résultats de ces actions tant les informations sont difficiles à obtenir et à analyser. C’est d’ailleurs la première critique qui peut être formulée. L’ambassade de France n’a, elle-même, qu’une connaissance partielle des projets mis en œuvre (en termes d’impacts économiques et sociaux et de difficultés rencontrées) dans la mesure où il s’agit de micro-interventions (en moyenne, 30 000 euros par projet) éclatées sur l’ensemble du territoire haïtien, impliquant de nombreux cofinanceurs, parfois privés, parfois publics, issus de la coopération décentralisée. La deuxième critique est l’absence de corrélation entre les projets de codéveloppement et les autres aspects de la coopération française : seulement 3 des 13 projets relèvent d’une des priorités du document cadre de partenariat, à savoir l’éducation. La troisième critique est liée au niveau d’amateurisme de l’ensemble des intervenants, qu’il s’agisse des structures financées ou des micro-associations qui ont rarement bénéficié de financements publics et n’ont aucune pratique de la gestion de projet.
La même absence d’expertise peut être constatée du côté de l’ambassade de France qui délègue le suivi des projets à des volontaires qui n’ont ni l’expérience du terrain haïtien ni la connaissance des problématiques abordées. Pour l’ambassade de France, placer des novices dont c’est la première expérience à l’étranger et qui, en général, n’ont pas un cursus très concret dans le champ du développement, lui permet de gérer uniquement en opportunité des fonds de l’aide publique au développement. Ainsi, en l’absence d’identification préalable des besoins, de définition des priorités stratégiques et des objectifs à atteindre, sans formation à la gestion de projet des « nouveaux acteurs du développement » que sont les migrants porteurs de micro-projets, sans cohérence par rapport aux axes stratégiques de la coopération française (en pleine période de crise alimentaire, deux projets concernent le Jatropha, une plante qui ne se mange pas, et qui sert à la production d’agrocarburant !), et à défaut de financements de long terme (douze mois seulement), il semble aisé de conclure, qu’au regard du développement, les résultats du codéveloppement vont être médiocres, parsemés, au mieux invisibles, au pire contradictoires.
Malgré cela, ces projets auront-ils un impact positif sur les migrants eux-mêmes ? On peut en douter, car, pour l’essentiel, ces actions existaient déjà ; elles ont simplement utilisé le codéveloppement comme une source nouvelle de financement, en sus des dons privés. Si un Haïtien de Guadeloupe s’est réinstallé en Haïti en ouvrant un cybercafé, majoritairement les bénéficiaires sont des Haïtiens installés de longue date en métropole et ayant déjà un solide réseau en France grâce auquel certains ont pu notamment obtenir des cofinancements auprès des collectivités locales. Donc, les porteurs de projets sont généralement des migrants déjà impliqués, à un niveau moins formel, dans l’aide à leur pays d’origine.
Il est d’ailleurs symptomatique que, alors que les Haïtiens de France sont principalement en Guadeloupe et en Guyane, la majorité des projets sélectionnés sont issus de métropole. Au regard de l’implication des migrants dans le développement d’Haïti, le bilan semble également plus que léger, alors que la rencontre officielle qui devait avoir lieu entre la plate-forme des associations franco-haïtiennes et le MHAVE, par vidéoconférence, n’a pu être organisée et qu’aucune cellule-relais n’a été créée en France pour aider les migrants à formuler des projets.
Faciliter les expulsions d’Haïtiens
En dehors du fait que la France a su se constituer, à peu de frais, une petite niche d’exclusivité dans l’univers hyper concurrentiel et saturé de la coopération internationale en Haïti, l’objectif qui semble le plus sûrement atteint par le codéveloppement est celui d’avoir créé un leurre pour piéger les acteurs, en leur retirant toute capacité de critique publique. En effet, comme l’explicite l’intitulé du programme transversal Immigration et codéveloppement et, mieux encore, son troisième axe « l’accord de gestion concertée des flux migratoires », le but du codéveloppement est bien de donner naissance à un accord bilatéral de réadmission, visant à faciliter les expulsions des Haïtiens en situation irrégulière en France. Or, cette conséquence logique du codéveloppement, prévue dans le document de partenariat n’est jamais mentionnée par l’ambassade de France, qui a même tendance à s’en défendre [2].
Pour preuve, à l’occasion de sa récente campagne anti-réadmission, le collectif Migrants outre-mer (dont le collectif Haïti est membre) et la plate-forme des associations ont sensibilisé les associations de migrants (lettre ouverte du juin, en français, en espagnol ou en créole) qui ignoraient, en grande majorité, qu’un accord de réadmission était en voie de négociation. Il s’est avéré bien difficile de définir et d’assumer un positionnement commun contre la politique migratoire du ministère de l’immigration auquel ont été transférés les budgets alloués au codéveloppement fin 2008. En effet, tant les associations bénéficiaires que les plates-formes qui ont servi de vecteurs d’information et d’aide à la formulation de projets de codéveloppement sont prises au piège : comment peuvent-elles critiquer pleinement la politique migratoire française, alors qu’elles bénéficient du financement « codéveloppement » ?
Le même piège se refermera sur l’État haïtien, qui profite aujourd’hui de l’aide au développement, mais duquel la France ne tardera pas à exiger la contrepartie nécessaire, c’est-à-dire son tribut à la gestion des flux migratoires « subis » par la France. Aux dernières nouvelles, la signature de l’accord de réadmission, qui aurait dû intervenir en 2008, ne serait pas d’actualité. Cependant, huit organisations de la société civile haïtienne, dans la foulée du collectif Migrants outre-mer, de la plate-forme des associations franco-haïtiennes et de l’Union des associations latino- américaines de France (signataires de l’appel anti-réadmission) ont tout de même estimé prudent de se mobiliser en août dernier Ces organisations ont notamment publié une déclaration commune, 20 août 2009 demandant à leur gouvernement de ne pas signer d’accord de réadmission avec la France et priant celle-ci de ne pas l’imposer.
Guilaine Moinerie et Emeline Sauvignet, collectif Mom
Article publié dans
« PLEIN DROIT », LA REVUE DU GISTI, Codéveloppement : un marché de dupes
N° 83, décembre 2009
http://www.gisti.org/spip.php?article1799